Après trente-cinq années de silence et de maintien du prédateur Preynat dans ses fonctions, au contact d’enfants, le petit abusé Bertrand (lire ci-dessous « l’affaire n’est pas close ») est devenu un cardiologue connu, exerçant en libéral dans une maison médicale près de Lyon et consultant hospitalier ; il est marié, père de quatre enfants. C’est un quadra débordant d’énergie, à la carrure de rugbyman, qui s’éclate sur les tatamis, décrochant à 40 ans sonnés une ceinture noire de judo, s’entraîne pour courir le marathon, passionné de montagne et d’apnée. Bref, pas vraiment le profil du grand traumatisé. « Mais, confie son épouse Dominique, elle-même psychologue clinicienne et spécialisée en victimologie, j’ai toujours senti au-dessus de lui comme un nuage, le souvenir à vif et douloureux de ce qu’il avait subi de la part d’un prêtre en qui il avait placé une confiance aveugle. Quand nos enfants ont atteint l’âge où il a été abusé, c’est pour eux, m’expliquait-il, qu’il s’inquiétait. Alors que ses parents à lui n’avaient pas réagi à ses appels à l’aide. »
À de rares proches, à la maison médicale, à l’hôpital, Bertrand Virieux parle. « Quand on a eu 17 ans, il m’a raconté ce qui s’était passé à St Luc, se souvient son ami Yannick, connu dès la maternelle ; il avait fait un travail sur lui et donnait un bel exemple de résilience, comme dirait Cyrulnik, mais, sous son apparence enjouée, affleurait parfois l’angoisse. Je le sentais en particulier meurtri par l’attitude de ses parents, qui l’avaient laissé dans le jus de Preynat. »
«Comme une explosion »
Les événements de Saint Luc resteront donc enfouis pendant plusieurs décennies, dans une famille très pratiquante où un grand-père est chevalier de l’Ordre de Saint-Grégoire, jusqu’à un choc, « comme une explosion » : « Le 4 décembre dernier, raconte Bertrand Virieux, je découvre sur internet que Preynat, que je croyais mort, est toujours en fonction dans une paroisse. Un commentaire d’une ex-victime, en bas d’un article de La Tribune de Lyon, mentionne le mail de François Devaux, qui a déjà déposé plainte. Dans la nuit, nous sommes entrés en contact, c’est ainsi que nous avons commencé à libérer la parole. » Trois jours plus tard, le cardiologue dépose plainte à son tour (une plainte qui fera l’objet de prescription) et deux semaines après, l’« association d’aide aux anciens du groupe Saint Luc et aux victimes de pédophilie en général » est officiellement constituée. Ce sera « la Parole libérée ». Comme le nom l’indique.
Les cofondateurs remontent le temps et partent à la recherche des anciens scouts de Saint Luc sur les Copains d’avant. Très vite, ils vont identifier plusieurs dizaines d’anciennes victimes de Bernard Preynat, près de 70 au total. Mais ils n’imaginaient pas le tsunami médiatique qu’ils allaient provoquer en convoquant une conférence de presse et en montant un site internet. Coup sur coup, l’émission 7 à 8, sur TF1 (suivie par 4,5 millions de téléspectateurs) et la sortie du film Spotlight (sur le scandale de la pédophilie dans le diocèse de Boston) boostent les rédactions. Alors que Preynat est placé en garde à vue et mis en examen (janvier 2016), le parquet jugeant que quatre plaintes ne sont pas couvertes par la prescription, le site de l’association est pris d’assaut. De toute la France, mais aussi de Pologne, d’Italie, du Brésil, de Russie, pendant plusieurs mois, c’est le rush des journalistes.
« Des semaines durant, ce fut un défilé incessant à la maison médicale, témoigne le Dr Georges Bachaud, l’un des généralistes qui y interviennent. Les patients les orientaient vers la bonne salle d’attente quand ils les voyaient débarquer avec caméras et micros. Tout en assurant tous ses rendez-vous, Bertrand répondait à leurs questions avec un discours impeccablement maîtrisé. On le savait bon communiquant pour l’avoir vu à l’œuvre dans des séances de formation, mais là, on a tous été épaté par sa performance. » Tous, c’est-à-dire tous les associés de la maison médicale qui vont spontanément adhérer à l’association. « Bertrand n’a pas explosé en vol, mais dans le calme, confirme le Dr Virginie Cart-Régal, l’autre cardiologue de la maison médicale. Dans le rôle de David contre Goliath en s’en prenant à la hiérarchie catholique, il a fait bouger les murs de l’institution, sans manifester d’animosité contre elle, simplement appuyé sur le socle de tous ses confrères et amis. » Les patients ne sont pas en reste : « À la fin de la consultation, beaucoup me glissent gentiment qu’ils m’ont vu à la télé, note le Dr Virieux, sans oser s’exprimer sur le fond de mes déclarations. » Les langues restent dures à délier. « Et il y aura quand même des messages pour nous traiter de lucifériens et l’un de nos fils, dans une école privée, sera inquiété par son institutrice », ajoute Dominique Virieux.
Six plaintes pour non-dénonciation et mise en danger sont déposées en mars contre le cardinal-archevêque Barbarin. « À visage découvert et avec un tempérament plutôt modérateur, le Dr Virieux a mené une opération vérité dans l’Église, constate la journaliste de la Croix Isabelle de Gaulmyn ; il reste dans une démarche médicale : la pédophilie, c’est comme le cancer, si vous refusez d’en parler, elle gagne tout l’organisme. »
«Barbecue » et «Preynator »
« Bertrand a donné jusqu’à six interviewes dans la journée, 110 à ce jour, assurant 80 % de la communication de La Parole libérée, résume François Devaux, président de l’association. J’ai toujours eu personnellement des difficultés avec une certaine majesté médicale, mais là, je crois que c’est par son expérience de médecin habitué aux urgences et aux annonces difficiles, qu’il a pu faire face sans déraper ni dans le pathos d’un discours de victime, ni dans l’agressivité et la violence du règlement de compte. »
A l’hôpital Saint Joseph-Saint Luc, où il fait des vacations, les confrères adhèrent aussi à la Parole et ils soutiennent Bertrand Virieux. « Son sérieux et son sens de la communication sont très télégéniques, remarque le Dr Thibault Perret, responsable des soins intensifs de cardiologie. Sans oublier son sens de l’humour. »
Alors que les mails affluent quotidiennement par centaines (on en compte aujourd’hui plus de 10 000), les réunions de l’association pour organiser l’action sont émaillées de clins d’œil pour dédramatiser des histoires trop « trash ». On raille « Barbecue » (Barbarin), « Preynator » (Preynat) et même « Pépère » (le pape François), on va « picaniser Barbarin »*. « Mais, insiste Bertrand Virieux, on n’est pas engagé dans un combat contre des personnes, on s’en prend à un système de pouvoir d’église, à une institution qui laisse les enfants en danger, au contact de prédateurs. Notre seul souci, c’est la protection des enfants. Comme le demande notre site : « Et si c’était votre enfant ? »
Finalement, le Dr Virieux mouille sa chemise dans un combat qui rejoint l’éthique médicale et l’obligation morale – puisqu’elle n’est toujours pas vraiment légale – du signalement. « Je ne veux surtout pas me positionner en victime, proteste-t-il. Je ne veux pas être le « Monsieur pédophilie » de BFM TV, je suis un lanceur d’alerte. » « Les adultes qui parlent aujourd’hui sont les enfants d’hier et ils parlent en tant qu’enfants, il ne faut pas l’oublier », observe la pédopsychiatre Catherine Bonnet. L’alerte lancée par le Dr Virieux et ses amis, c’est la parole du petit Bertrand, 9 ans, et de ses copains à l’enfance fissurée, la parole que le Dr Virieux, avec son association, libère d’un système de complicité organisée.
* Du nom de l’évêque Pican, condamné en juin 2001 à 6 mois de prison avec sursis pour non-dénonciation de crimes.
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