C’est une femme de belle taille, alerte et souriante. Une puissance – mais aussi une forme de timidité – se dégage de ce personnage. Dans l’appartement qui sert d’atelier, des toiles de formats variés sont accrochées au mur par un système de rails utilisé dans les galeries d’art. Les coins de la pièce sont occupés par des tableaux face cachée. Un portrait de femme au regard triste attire l’attention.
« C’est mon autoportrait », lance l’artiste. Elle va fêter ses 88 ans dans quelques mois. Elle s’assied, prend un verre d’eau et déroule le fil tout couleur de son parcours singulier.
Née à Saint-Cloud, un 1er mai, Muguette, prénom choisi par sa mère, s’appelle Émilienne pour l’état civil. Telle fut la décision du père. Enfant, elle troque le prénom rêvé par sa mère à celui imposé par son père. Muguette est élevée par ses grands-parents maternels. Son bac en poche, elle part à Casablanca rejoindre un oncle. Il l’embauche comme secrétaire. Elle a 20 ans et ce métier lui déplaît. Elle reprend des études à Rabat et réussit le PCB, certificat préparatoire aux études de médecine. Muguette Bastide s’apprête à devenir médecin.
Rencontre de George Upham au « Tabou »
De retour à Paris, l’étudiante fête son passage en 2e année de médecine au club de jazz le célèbre « Tabou ». Ce lieu festif est fréquenté par Boris Vian, Juliette Gréco et bien d’autres. Ce soir-là, la jeune fille fait la connaissance de George Upham, un jeune Américain. Coup de foudre. Cet étudiant d’Harvard, pianiste de bon niveau, est aussi passionné d’art. George, issu d’une très riche lignée américaine, épouse la jeune femme. Il lui offre un appartement à Port-Royal et un atelier Boulevard Montparnasse.
Muguette poursuit ses études de médecine. À 24 ans elle découvre la peinture lors des vacances universitaires. Sa riche belle famille américaine la pousse à faire une psychanalyse ; l’expérience permet à la jeune étudiante de prendre conscience de son dilemme. Quelle voie choisir ? La peinture, passion qui la submerge, ou la médecine, qui répond à son besoin d’autonomie et d’ambition sociale ? Elle décide d’arrêter en 5e année. Nous sommes en 1952, elle a 26 ans. « Ces deux univers sont si riches qu’il m’est impossible de faire les deux », dit-elle avec conviction.
Elle prend son envol artistique, s’investit corps et âme et travaille avec acharnement dans son atelier. « J’ai peint énormément entre 1950 et 1970. Jusqu’à l’âge de 38 ans, je pensais être un très grand peintre. J’étais très ambitieuse. Je me sentais extraordinaire, poussée par une grande énergie de vie qui s’est traduite par une forte production artistique. En 1954, un grand marchand d’art me propose un contrat. Je décide de rester libre », confesse-t-elle.
Fernand Léger et Johnny Friedlaender, les deux maîtres
En 1954, l’artiste suit les cours de Fernand Léger dans son école d’art à Montrouge, la dernière année de son enseignement. Le maître y fait travailler un groupe de peintres. Il souffre d’un problème cardiaque. « Il apprécie mon travail et me surnomme la "bohémienne". Lorsqu’il arrête d’enseigner, il me demande de lui apporter quelques toiles dans son atelier à Notre-Dame-des-Champs. »
Pour Jeanine Rivais critique d’art, spécialiste de l’Art Singulier, « la peinture de Muguette Bastide est aux antipodes de celle de Léger ; c’est la peinture socialiste à thèmes qui l’a conduite chez Fernand Léger ». Muguette explique à la même critique d’art : « Je me suis inscrite chez lui plus pour des raisons politiques que picturales. J’ai été influencée par Goya, Soutine, les Expressionnistes allemands et les Muralistes mexicains (Diego Rivera, David Siqueiros, José Clemente Orozco). Comme eux, je suis attirée par une peinture politique, sociale. »
Pour Ricardo Parrilla, peintre et poète franco-uruguayen : « La production artistique de Muguette est puissante, massive et presque masculine. C’est en cela que Fernand Léger l’a influencée. À travers la médecine, elle côtoie des corps, des organes, des cadavres. Sa peinture est viscérale et unique », précise-t-il.
Muguette grave aussi. « En 1960 j’ai consacré une année entière à la gravure dans l’atelier parisien de Johnny Friedlaender, impasse Cœur-de-Vey », explique – t-elle. C’est le corps humain qui l’inspire. Pour le Dr Marie Josèphe Devaux, médecin coordinateur à l’ACMS et collectionneuse enthousiaste, « il y a beaucoup de corps de femmes dans l’œuvre de Muguette. Ils ne correspondent à aucun critère esthétique de beauté. On voit des cicatrices, des hystérectomies, des ventres et des seins qui ont souffert. Une immense violence et une grande humanité cohabitent dans ses toiles. » Le corps des modèles est amplifié dans ses proportions et magnifié par le traitement de la couleur. Le tout forme selon la sensibilité de chacun, un ensemble consonant ou dissonant. « Entre 1950 et 1960, j’ai peint l’homme comme un animal. Je voulais peindre l’humain primitif sans narration, sans aucune histoire. J’ai fait énormément de nus. À partir des années 2000 J’ai voulu que ma peinture serve mes idées politiques. J’ai voyagé partout dans le monde et particulièrement en Afrique noire, au Burkina Faso au Mali, au Sénégal. Je suis sensible à la problématique de l’émigration. Aujourd’hui, je peins des portraits. Je suis passée du corps, au visage de mes modèles. C’est l’œuvre de la maturité, de la vieillesse. »
Tout en parlant, elle retourne quelques tableaux plaqués contre le mur. Beaucoup sont chez Million et associés car elle s’est décidée à en mettre aux enchères. Une soixantaine vient d’être vendue. Tanit Pruvost, scientifique et écrivain, sa deuxième fille, témoigne : « Lorsque ma mère peint, c’est avec acharnement, sans relâche, du matin au soir. »
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