Septembre 2012, à Nancy. Raphaël Pitti part au travail. Direction la polyclinique de Nancy, où il dirige le service réanimation. Le poste est branché sur France-culture ; un médecin y évoque les bombardements des hôpitaux syriens par les forces de Bachard al-Assad. Quelques jours plus tard, Raphaël Pitti atterrit quelques kilomètres d’Alep avec un objectif simple : venir en aide à ses confrères syriens.
“Ça a été un ébranlement”
Cinq ans plus tard et après une vingtaine de voyages en Syrie, l’ancien chef de service se souvient de ce qu’il convient d’appeler instant fondateur. « Ça a été un ébranlement, témoigne-t-il. Notre serment d'Hippocrate nous fait obligation de soigner les gens. Si un terroriste demain vient à l’hôpital, on ne se pose pas la question : on le soigne. Même si cela nous révolte, on va le soigner. Savoir que des médecins étaient arrêtés, torturés, parce qu’ils soignaient m'était insupportable ».
Médecin de guerre revenu dans le civil en 2005, spécialiste de la médecine d’urgence et un temps conseiller de l’OTAN, l’ancien lieutenant-colonel a la force de l’expérience et connaît les zones de conflits. La première fois, il part seul, sans réfléchir. Parce qu’il faut agir, là, maintenant. Sur place, les hôpitaux sont en partie détruits, les soignants manquent de formation. « Les médecins ne faisaient pas la distinction entre les urgences relatives, les urgences absolues et les blessés qu’il faut malheureusement laisser mourir », se souvenait Raphaël Pitti dans un article du Parisien Magazine. Alors l’homme explique et devient professeur. Il forme les médecins locaux qui ensuite relaient ses connaissances. Un travail de titan, à haut risque, souvent au plus près du conflit qu’il relate dans les 300 pages de « Va où la réalité te porte ». Un travail de fourmis aux résultats probants : en cinq ans, 12 000 praticiens ont été formés grâce à son travail.
Un combat médiatique
Raphaël Pitti a l’éloquence des révoltés, la présence de ceux qui s’insurgent. Dès le retour de son premier voyage, il porte le combat en France. Car c’est bien une lutte qu’il mènera dans tous les médias français : contre l’oubli, contre l’indifférence, pour exposer l’horreur du conflit. C’est lui qui fera connaître au grand public la situation sanitaire en Syrie. C’est lui, encore, qui alertera sur l’usage d’arme chimique. « Je n’oublierai jamais cette journée du 29 avril 2013, écrit-il dans son livre. En ce jour de printemps, dans la ville de Saraqeb, au nord-ouest de la Syrie, une grenade envoyée par un hélicoptère explose dans la cour intérieure d’une maison. Tous les membres de la famille sont tués, sauf la mère et sa fille qui sont immédiatement acheminées à l’hôpital de Bab el-Hawa en état d’asphyxie. Elles n’ont aucune atteinte traumatique : ni coup, ni brûlure, ni blessure. En revanche, toutes deux présentent une symptomatologie neurologique : convulsions, coma, pupilles très resserrées. Ces symptômes sont révélateurs d’une intoxication par un neurotoxique ». Revenu en France avec des prélèvements qu’il remet ensuite au gouvernement, il obtiendra du ministère des affaires étrangères des tenus de protections et des antidotes qui furent remis aux médecins syriens.
Lettres ouvertes, interviews, participations à des colloques… Raphaël Pitti a tout fait pour faire réagir la société française et la communauté. Au retour de chaque voyage, il rencontre des politiques et fait remonter les informations dans les ministères. “La France n’était pas capable de régler le conflit”, analyse-t-il aujourd'hui. À demi-mot, il avoue un autre échec : il n’a pas su faire réagir les médecins français. « En rentrant, j’ai simplement pensé que c’était une attaque à notre éthique universelle. J’ai voulu mobiliser les médecins, qu’ils se lèvent. Ils ne se sont pas bougés. J’ai publié un texte dans votre titre. J’ai écrit dans d’autres revues, urgence pratique, chez les infirmiers. Je n'ai pas réussi, tant ce corps médical est anesthésié. » Des regrets ? « Dès lors que vous êtes dans l’action, il y a des choses sur lesquelles vous pouvez agir. Il m'appartenait de lancer ce cri. J’ai fait ma part, le reste ne m’appartient pas.”
Tous migrants
Élu en charge des urgences sanitaires et sociales à la mairie de Metz, Raphaël Pitti a d’abord soutenu Emmanuel Macron avant de renoncer à la légion d’honneur qui lui avait été remise en juillet 2017. Un désaccord de fond. Le médecin, pied noir et arrivé en France à l’âge de 19 ans, connaît trop bien le déracinement pour se taire face aux conditions « indignes » d’accueils des migrants sur notre territoire. « Je veux que le gouvernement traite la problématique des demandeurs d’asiles comme une situation de crise, lance-t-il. Il faut une loi pour que s’organise la prise en charge des migrants car le problème va croître chaque année ». Pour lui, les politiques ne changeront pas, à moins que les Français agissent pour faire infléchir la politique portée par le ministère de l’Intérieur.” La société civile doit réfléchir à une solution avec l’ensemble de ces composantes », assène-t-il. « Si nous ne faisons rien, les populismes vont gagner en puissance en s’appuyant sur ce sentiment d’un nombre croissant de demandeurs d’asiles illégitimes ». Il marque une pause. « La question, c’est ce que nous, français, nous voulons et nous pouvons faire. »
Aux origines de l’engagement
Subsiste une question, un mystère à percer. L’origine de sa force et ce qui le pousse à l’engagement. « J’avance avec la certitude que ma vie a du sens et que je suis là où je dois être », répond le médecin avant de détricoter sa mécanique personnelle. « L’injustice m’indigne, l'indignation me met en colère et la colère me pousse à l’action ». Peut-être faut-il y voir les résultantes de sa jeunesse algérienne, cette enfance coincée entre les violences de l’Armée Française, du FLN ou de l’OAS. À moins qu’il s’agisse de l’héritage de ses trois années dans les commandos en 1978. « Ça a été une épreuve physique, témoigne-t-il. Mais je me suis rendu compte que cela m’avait donné une force particulière ».
Mais son moteur premier reste la foi. En 1979, à Toulon, son instinct l’avait poussé à visiter une ancienne petite-amie. Il l’avait découverte inconsciente dans sa chambre du CROUS, arrivant juste à temps pour lui sauver la vie. « Ce jour-là, écrit-il dans "Va ou l’humanité te porte", une force inouïe, inexplicable, m’a poussé à agir et s’est imposée à moi. Combien de fois ai-je ressenti cette étrange sensation ? J’accepte ces signes, ces messages qui me sont envoyés. » Comme s’il avait été envoyé sur terre pour une raison. « Peut-être que j’étais destiné à faire ce que je fais, rit le médecin. Vous savez ce que veut dire Raphaël ? L’ange qui soigne ».
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