« La bonne science polarise, de Galilée à Chris Murray. » Un tel éloge a de quoi vous monter à la tête, surtout lorsqu’il vient de Richard Horton, le rédacteur en chef du « Lancet ». Mais il en faudrait plus pour déstabiliser le Pr Chris Murray. À peine entré dans la cinquantaine, ce médecin et économiste américain a déjà accompli ce que beaucoup considèrent comme une avancée scientifique majeure : chiffrer le poids de la maladie dans le monde.
Saviez-vous par exemple que les troubles dépressifs sont le 13e problème de santé par ordre d’importance au Kenya ? Ou qu’un IMC élevé est le 3e facteur de risque au Portugal ? Ces informations et bien d’autres, tout aussi cruciales pour orienter les politiques publiques, sont devenues accessibles à tous grâce au travail du Dr Murray et de son « Institute for Health Metrics and Evaluation ». Elles sont compilées dans une base de données en ligne, mise à jour constamment, et qui répond à une question simple : de quoi souffre l’humanité ?
Une tâche titanesque, qui a valu à Chris Murray, entre autres honneurs, le fait de devenir le héros d’un livre du journaliste Jeremy Smith récemment paru (en anglais) aux éditions HarperCollins : « Epic Measures »*. Le sous-titre de cet ouvrage donne une idée de la stature de son personnage principal : « 1 médecin, 7 milliards de patients ». Au premier abord pourtant, ce médecin a quelque chose de modeste. « C’est difficile de lire un livre sur vous-même », confie-t-il au « Quotidien ». « Cela a été un long voyage. Je ne l’ai certainement pas accompli tout seul. »
Biologie, économie de la santé et médecine
Fils d’une microbiologiste et d’un cardiologue néo-zélandais établis dans le Minnesota, le Pr Murray fut très tôt immergé dans une marmite familiale où dominaient deux passions : l’aide aux pays les plus pauvres et la recherche scientifique. Son enfance se déroula entre Minneapolis et l’Afrique, où les Murray passaient tous leurs étés à travailler dans des hôpitaux de brousse. Il s’agissait d’assister les populations déshéritées, mais aussi de contribuer à la recherche mondiale.
La suite aurait pu n’être que la carrière d’un brillant élève. Mais Chris Murray était bien plus que cela. Après trois ans passés à Harvard à étudier la biologie, il s’envola pour Oxford, où il s’intéressa à l’économie de la santé. Il allait en ressortir avec un doctorat et une obsession : les statistiques mondiales sur la mortalité. En 1985, à la faveur d’un voyage d’études, on a pu voir cet étudiant de 22 ans arpenter les couloirs du siège de l’OMS à Genève, une question dérangeante aux lèvres : d’où viennent ces chiffres sur l’espérance de vie que vous publiez tous les ans, sur lesquels se fondent des décisions portant sur la vie et la mort de populations entières, et qui sont complètement incohérents ?
De retour à Harvard en 1987, il aurait pu se concentrer sur la recherche en économie ou en démographie. C’est ce qu’il fit, tout en entamant… des études médicales ! Il décrocha son diplôme en 1991, mais n’eut pas l’occasion de passer beaucoup de temps au chevet de ses malades : la même année, il fut approché par la Banque Mondiale pour contribuer au Rapport Mondial sur le Développement de 1993. Celui-ci allait s’intituler « Investir dans la santé », et devait donner aux décideurs une idée des priorités en matière de santé dans le monde : où l’argent devait-il aller ?
Des rapports explosifs
Pour cela, il fallait mesurer non seulement qui mourrait de quelles maladies, mais aussi comment les maladies, sans tuer les patients, réduisaient leur qualité de vie. Un malade de la poliomyélite peut passer une longue existence handicapé sans pour autant faire évoluer les statistiques d’espérance de vie. Comment prendre en compte l’impact de tout ce qui ne nous tue pas ? Pour répondre à cette question, le Dr Murray et ses collaborateurs durent inventer un nouvel instrument de mesure : le DALY (pour Disability-Adjusted Life Year, ou année de vie pondérée par le handicap).
Le résultat fit sensation : le rapport 1993 de la Banque Mondiale constituait la toute première étude sur ce que la communauté scientifique appellera désormais la « charge globale de morbidité ». Et cela ne faisait pas plaisir à tout le monde : l’étude révélait par exemple que les maladies transmissibles, qui recevaient près de 90 % du financement d’une organisation comme l’OMS, ne représentaient qu’environ la moitié des années de vies en bonne santé perdues dans le monde. En appelant implicitement à un rééquilibrage des ressources vers l’autre moitié (maladies chroniques, blessures…) Chris Murray ne s’est pas fait que des amis sur les bords du lac Léman…
Quelques années plus tard, on le retrouve pourtant à Genève, à l’OMS, aux commandes d’un autre document explosif : le rapport sur la santé le monde de 2000. Celui-ci est resté dans les mémoires en France : il classait notre système de santé comme le meilleur du monde. Mais d’autres pays, moins bien lotis, ont contesté la méthodologie sophistiquée élaborée par le chercheur et les montagnes de données sur lesquelles ses équipes s’étaient appuyées. « Les répercussions politiques de ce rapport ont été extrêmement intenses », se souvient-il aujourd’hui : 15 ans après, sa voix trahit encore l’étonnement qu’il a ressenti devant l’incompréhension suscitée par son rapport.
En route pour Seattle
Faut-il y voir une conséquence de la colère des pays mécontents de leur classement ? Il n’y eut pas de deuxième rapport de l’OMS comparant la performance des systèmes de santé, et le Pr Murray retourna à Harvard. Mais il ne renonça pas à son ambition de mesurer la santé de l’humanité. C’est Bill Gates qui allait lui donner les moyens de réaliser son rêve : rééditer l’étude sur la charge mondiale de la morbidité de 1993, mais avec des données actualisées et avec les méthodes statistiques des années 2010.
La fondation du milliardaire est en effet le principal soutien du centre de recherche que Chris Murray créa en 2007 pour mener à bien ce projet : l’Institute for Health Metrics and Evaluation, rattaché à l’université de l’État de Washington, et basé à Seattle. En 2013, après 6 ans de travail acharné à la tête d’une équipe de plus de 200 personnes, il put dévoiler en grande pompe les résultats de la nouvelle étude sur la charge globale de la morbidité.
L’événement fit la une des médias internationaux. Il faut dire que les données présentées par le Pr Murray avaient de quoi étonner. Quel est le principal problème de santé dans le monde, en termes d’années de vie en bonne santé perdues ? Le SIDA, le paludisme, les maladies diarrhéiques ? Le bon sens aurait voulu que ces problèmes de santé estampillés « pays pauvres » arrivent en tête, car ils touchent des populations très nombreuses et jeunes. Et bien non : avec plus de 120 millions d’années de vie en bonne santé perdues en 2011, ce sont les maladies coronariennes qui arrivent en tête du classement. Suivent les infections respiratoires et… les AVC. Le mal de dos se classe en 6e position, devant le paludisme (7e). Autrement dit, les problèmes de santé que nous pensons être des « problèmes de riches » sont, en réalité, des problèmes mondiaux.
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