L’histoire d’Anandibai Joshi n’est a priori pas de celles qui mettent du baume au cœur. À neuf ans, cette jeune Indienne née en 1865 était mariée de force à un homme qui la battait. À treize ans, elle accouchait d’un garçon décédé au bout de dix jours. Et à vingt-deux ans, c’était à son tour de mourir, emportée par la tuberculose. Au cours de cette vie si brève, elle a tout de même réussi à se rendre aux États-Unis pour y apprendre la médecine et devenir la première femme médecin de l’histoire indienne. Le temps lui a manqué pour pouvoir pratiquer son art dans son pays d'origine, mais elle a ouvert une brèche qui ne s’est jamais refermée pour les femmes du sous-continent.
Ce destin hors du commun fascine Jaipreet Virdi, historienne de la médecine basée à Toronto. « C'est une voix venue du passé qui doit être entendue, et entendue fréquemment », estime-t-elle. Cette jeune chercheuse a commencé à s’intéresser à Anandibai Joshi en tombant sur une photo dans les archives numériques de l’université Drexel, à Philadelphie. C'est un cliché pris en 1885, à l’occasion d’une réception organisée par la doyenne de la faculté de médecine pour femmes. On y voit trois jeunes femmes, chacune habillée dans le costume traditionnel de leur pays : une Syrienne, une Japonaise et une Indienne. L’historienne commence des recherches sur cette dernière, et découvre un parcours si intrigant qu’elle en a fait le sujet d’un prochain livre.
Une éducation à coups de livres (dans la figure)
Anandibai Joshi est née dans une famille aristocratique mais désargentée de la région de Bombay, raconte la chercheuse. Son père était plutôt progressiste : découvrant le goût de sa fille pour la lecture, il l’encouragea au lieu de la brimer comme l’aurait probablement fait un autre notable de son rang. Mais le brave homme ne poussait pas l’originalité jusqu’à s’opposer aux mariages forcés, de rigueur dans les milieux traditionalistes indiens de l’époque. L’enfant fut donc unie à Ganpatrao Joshi, son professeur.
L'homme avait près de vingt ans de plus que sa jeune épouse, et c'était un excentrique. Il renonça à la dot traditionnelle, posant une seule condition : pouvoir éduquer Anandibai à sa guise. Ses méthodes d’enseignement n’excluaient pas la violence. « Des morceaux de bois frappaient sa peau, des chaises et des livres lui étaient lancés à la tête », explique Jaipreet Virdi. Mais l'enfant était loin d'être au bout de ses malheurs. Le pire allait venir avec le décès de son seul et unique fils, mort avant de pouvoir recevoir un nom : la tradition voulait qu’on ne baptise les enfants qu’à leur onzième jour.
Que les Indiennes soignent les Indiennes
Cette tragédie plongea l’adolescente dans une profonde dépression. Elle en ressortit munie d'un désir implacable : devenir médecin. Elle était en effet convaincue que son bébé aurait pu être sauvé s’il avait pu bénéficier de soins appropriés. Elle pensait que pour éviter que de tels drames ne touchent d’autres jeunes filles, il fallait que des Indiennes soient en mesure de soigner d'autres Indiennes. Trop de femmes devaient d'après elle se priver du concours des médecins, uniquement parce qu’il était inconvenant qu’un homme et une femme se rencontrent.
« À mon humble avis, il y a un besoin croissant de femmes médecins hindoues, et je me porte volontaire pour en devenir une », déclara-t-elle des années plus tard devant des notables orthodoxes qui voulaient l’empêcher de partir se former aux États-Unis au nom du respect des traditions. Car bien entendu, le chemin fut semé d’embûches. Les ambitions de cette jeune effrontée choquaient, et elle dut aller à contre-courant des idées en vigueur dans son milieu d'origine. « À Bombay, des pierres et de la bouse de vache étaient lancées à Anandibai, lorsqu'à l'âge de quinze ans elle effectuait son trajet quotidien à l’école des missionnaires », précise Jaipreet Virdi.
Une paroissienne providentielle
Ces mêmes missionnaires exigeaient qu'Anandibai se convertisse au christianisme, préalable à toute aide de leur part pour un départ à l’étranger. « Tout espoir semblait perdu, raconte l’historienne, quand un jour de 1880, une lettre providentielle arriva. » Elle provenait d'une certaine Theodocia Carpenter, riche paroissienne du New Jersey. Celle-ci avait eu vent des demandes d’assistance, aussi insistantes qu'infructueuses, qu’Anandibai avait adressées aux missionnaires américains afin de pouvoir partir étudier aux États-Unis. Une correspondance abondante entre les deux femmes s’ensuivit, et trois ans plus tard, la famille Carpenter accueillait Anandibai à Ellis Island.
Le cursus de la jeune Indienne à la faculté de médecine pour femmes de Philadelphie fut loin d’être une sinécure. « Elle ne pouvait pas préparer ses plats végétariens traditionnels dans le four à charbon de sa chambre, et elle mourrait de faim », raconte Jaipreet Virdi. À ces privations s’ajoutaient l’étrangeté d’une culture nouvelle pour elle, le stress des études… Sa santé faiblissait, la dépression de son enfance revint au galop, et une attaque de diphtérie faillit l’emporter. Rachel Bodley, la doyenne de la faculté, finit par l’inviter à habiter chez elle, ce qui lui permit de se rétablir et de poursuivre des études dans de meilleures conditions.
Mais le triste destin d’Anandibai devait la rattraper. Une fois son diplôme en poche, son état de santé préoccupant l'obligea à interrompre un stage au New England Hospital for Women and Children. Un poste l’attendait à l’hôpital de Kolhapur, entre Bombay et Goa, mais elle mourut en 1887, avant de pouvoir l’occuper et sans avoir jamais pu venir en aide à aucune parturiente indienne.
Mais la vie d'Anandibai Joshi ne fut pas qu'un coup d’épée dans l’eau pour la condition féminine en Inde. La jeune fille est rapidement devenue une figure célèbre. Un an après sa mort, l’auteur féministe Caroline Dall publiait une biographie élogieuse. Un récit romancé de sa vie a paru des décennies plus tard. Une pièce de théâtre et un film ont également été produits. « Son parcours a incité d’autres femmes à suivre ses pas, résume Jaipreet Virdi, et mes sources semblent indiquer qu’Anandibai a même rendu les choses plus faciles pour elles. »
Article initialement publié le 18 mai 2017
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