Si la tendance actuelle est plutôt à la déprescription chez le sujet âgé, certaines situations imposent, au contraire, d’être plus incisifs. à la fois pour améliorer le pronostic à court terme. Mais aussi pour limiter au maximum le risque de glissement vers la dépendance.
« Soit on traite vraiment, soit on ne fait rien.?» Pour le Dr Antoine Piau (post-urgences gériatriques, hôpital Rangueil, Toulouse), comme pour bon nombre de gériatres, la cause est entendue : la vieillesse ne doit pas conduire à traiter les patients âgés « à l’économie ». Et, contrairement aux idées reçues, l’âge n’est pas un argument en soi pour lever le stylo sur les prescriptions. Dans certains cas, le nombre des années devrait même au contraire inciter à être plus incisif, sous peine de perte de chance pour le patient.
Quand l’aigu devient urgence
Ainsi, «?dans certaines affections aiguës potentiellement graves, il ne faut pas hésiter à traiter vite et fort, même si cela demande souvent une hospitalisation et que les familles ou les patients peuvent être un peu réticents », estime le Pr Joel Belmin, (PU-PH, chef du service de médecine gériatrique, hôpital Charles-Foix, Ivry-sur-Seine). Le principe vaut notamment pour « toutes les pathologies ayant une forte probabilité de revenir à l’état antérieur avec un traitement approprié ».
Comme, par exemple, un syndrome confusionnel aigu ou les infections du sujet âgé. Si celles-ci sont potentiellement réversibles, « la tolérance à l’infection d’un sujet âgé est beaucoup moins bonne que chez un sujet jeune car la réserve cardiaque est nulle, rappelle le Pr Thomas Vogel (PU-PH pôle de gériatrie, hôpitaux universitaires de Strasbourg ) et l’évolution peut rapidement être péjorative. Devant certains tableaux (pneumopathie notamment), il faut donc agir vite et savoir prescrire une antibiothérapie probabiliste ».
Même chose face à des troubles hydro-électriques. En cas d’hypernatrémie, par exemple, « le pronostic peut vite être catastrophique chez le sujet âgé. Il faut donc parfois aller extrêmement vite et ne pas se contenter de mettre 500 ml de G5 et voir ce que ça donne ».
Le spectre de la dépendance
Au delà du pronostic immédiat, une prise en charge trop timide peut aussi grever le devenir du patient à moyen terme en favorisant la perte d’autonomie. Car « ce n’est pas le vieillissement mais bien les pathologies qui entraînent la survenue de la dépendance », insiste le Pr Vogel. À titre d’exemple, même si cela n’a pas été clairement démontré, « on peut penser que si on traite de façon insuffisante une cardiopathie ou un infarctus du myocarde, le patient ne sera pas bien stabilisé. D’où un risque accru de récidives puis d’ insuffisance cardiaque, avec, à la clé, des hospitalisations répétées, des grabatisations progressives, des entrées forcées en institution, etc. ».
De même, une anémie banalisée peut vite être responsable chez la personne âgée de complications importantes (chutes, fatigue, insuffisance cardiaque, complications neuropsychiatriques…) entraînant limitations fonctionnelles et perte de la qualité de vie. Ainsi, « quelle que soit l’étiologie de l’anémie (il n’y a pas d’anémie du vieillissement proprement dit), aucun sujet âgé ne doit rester au dessous de 10 gr d’hémoglobine», indique le Pr Benoit de Wazieres (service de médecine interne gériatrique. CHU Caremeau, Nimes).
La prise en charge de la douleur répond au même raisonnement. « Si la douleur a un retentissement dans la vie quotidienne, il va y avoir presque à coup sûr chez la personne âgée une limitation des activités spontanées avec des conséquences qui vont être beaucoup plus graves que pour un sujet adulte », souligne le Dr Piau. Dans toutes ces situations, un traitement optimal (plutôt que des demi-mesures) va donc permettre en théorie de faire coup double chez le sujet âgé en circonscrivant la pathologie initiale tout en limitant le risque de « glissement ». Reste que l’insuffisance cardiaque comme la douleur font parties des pathologies notoirement sous-traitées chez le sujet âgé.
L’« underuse » aussi fréquent que l’« overuse » ?
Car si la tendance actuelle est plutôt à pointer du doigt la polymédication et le sur-traitement des sujets âgés, le sous-traitement de certaines pathologies en population gériatrique est une réalité tout aussi tangible. En témoigne, une étude qualitative réalisée dans le service de court séjour gériatrique du CHU de Brest (M. Andro et al., SGOC 2010) auprès de 200 patients entrants. Dans ce travail, si 77% des patients avaient au moins un médicament en « overuse » ( ), 73,5% avaient, à l’inverse, au moins un médicament en « underuse ».
Différentes situations sont concernées par le phénomène comme l’ostéoporose fracturaire, l’insuffisance cardiaque à fraction d’éjection systolique, etc. Mais l’exemple emblématique est sûrement celui de l’anticoagulation dans la fibrillation atriale. Alors que l’intérêt des antivitamines K est largement démontré y compris en population gériatrique, « on estime qu’environ la moitié des sujets âgé éligibles à ces traitements n’en reçoivent pas, rapporte le Pr Belmin. La crainte de la chute chez le sujet âgé n’est sûrement pas étrangère à ce sous traitement. « Pourtant chuter à la maison n’est pas une contre- indication aux antivitamines K, rappelle le Dr Piau, et plusieurs études ont montré que pour contrebalancer le bénéfice des AVK dans la fibrillation auriculaire, il faudrait tomber quasiment une fois par jour. » Plus globalement, « la tendance a vouloir traiter les sujets âgés par des médicaments ayant l’étiquette de “petits médicaments bien tolérés” peut aussi contribuer au phénomène de sous-traitement », estime le Dr Piau. Or, « ces médicaments “bien tolérés” sont souvent des molécules qui n’ont jamais démontré le moindre bénéfice. De plus, tous les médicaments ont des effets indésirables et, finalement, ce n’est pas un frein à la prescription du moment que le bénéfice reste favorable. Faire courir un risque médicamenteux à un sujet âgé ce n’est pas un souci, mais il faut qu’il y ait un bénéfice en regard ».
Réduire à tout prix la longueur des ordonnances n’a pas de sens
Quid alors de la volonté de réduire à tout prix la longueur des ordonnances chez les sujet âgés ? « Pendant très longtemps on a eu un message simpliste qui incitait simplement à diminuer les lignes de prescription (moins de 6 ou moins de 8), poursuit le gériatre toulousain. Or, clairement, ce message n’a pas de sens. » Par exemple, dans l’insuffisance coronarienne, la tentation peut être de ne prescrire qu’un patch de dérivé nitré. Mais si l’on veut vraiment être bénéfique au patient on va arrêter le patch et le remplacer par un bêta-bloquant, du Kardégic® et par exemple un IEC. Et finalement on enlève un traitement … pour en rajouter un troisième.