« Il faut écrire un nouveau chapitre de la lutte contre la douleur. » Dans une lettre ouverte au prochain président de la République, plusieurs associations de patients et des professionnels de santé, dont le Dr Didier Bouhassira, président de la SFETD (Société française d’étude et de traitement de la douleur), ont appelé récemment les pouvoirs publics à ne pas baisser la garde en matière de lutte contre la douleur et à soutenir de nouvelles mesures concrètes en faveur de la médecine de la douleur. Car, si la France a été plutôt pionnière dans ce domaine depuis la fin des années 90, l’élan semble désormais être retombé.
La prise en charge de la douleur a décollé en France avec des recommandations sur la douleur chronique dès 1994, puis deux programmes nationaux d’actions mis en place en 1998-2002 et 2002-2005, suivis d’un 3e « plan douleur ». En parallèle, en 2002, la loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé reconnaissait le soulagement de la douleur comme un droit fondamental de toute personne, et en 2004 le rapport annexé au projet de loi relative à la santé publique inscrivait la lutte contre la douleur parmi les 100 objectifs de santé publique pour les cinq années suivantes.
Mais, depuis 2010, la dynamique semble en panne et, s’il existe bien un plan de programme national pour les soins palliatifs, on ne bénéficie plus d’aucun programme ou plan gouvernemental pour lutter contre la douleur. En 2012, conformément à l’avis du HCSP et dans la lignée des précédants plans, les pouvoirs publics avaient pourtant annoncé la mise en place d’un 4e plan douleur. Mais le projet, maintes fois repoussé, est resté lettre morte, ce qui suscite l’inquiétude.
Mésusage et abus médicamenteux : la France épargnée ?
Plusieurs études l’ont montré : la nature des antalgiques prescrits varie fortement d’un pays à l’autre avec globalement davantage de délivrance de morphiniques dans les pays du Nord. En France, la tendance a longtemps été à la sous-utilisation des opioïdes, comme l’avait dénoncé le rapport Neuwirth en 1994. Depuis, les choses ont changé, et même s’il existe peu de données spécifiques, l’Hexagone ne semble pas totalement épargné par le risque d’abus et de mésusage. En 2015, 0,94 % des Français auraient eu au moins une prescription d’opioïde fort dans l’année, soit une hausse de 74 % par rapport à 2004. En 2016, les données d’addicto-vigilance font par ailleurs ressortir des signaux d’addiction et de mésusage dont le plus marquant concerne le fentanyl à libération immédiate. Consciente du problème, la SFETD vient d’ailleurs d’émettre des recommandations sur ce sujet.
Ces abus ne concernent pas seulement les opiacés forts, mais aussi, à un moindre degré, le tramadol, la codéine, les benzodiazépines. Ils restent
exceptionnels pour les antiépileptiques, même si on a décrit quelques
cas avec la prégabaline.
Des structures spécialisées, performantes mais vulnérables
Grâce aux divers programmes nationaux, la France a été la première en Europe et dans le monde à mettre en place un tel maillage territorial par des structures de lutte contre la douleur chronique. Il existe actuellement 252 structures de lutte contre la douleur, ce qui fait de la France l’« un des seuls pays d’Europe à permettre ce type de prise en charge spécifique et multidisciplinaire dont l’efficacité a fait ses preuves », se félicite le Pr Nadine Attal (hôpital Ambroise-Paré, Paris).
Depuis 2011, la loi HPST a confié aux ARS la gestion administrative et financière des structures de prise en charge de la douleur, permettant de labelliser des structures sur tout le territoire, et, depuis 2012, un annuaire régulièrement mis à jour permet de les identifier. Mais ces avancées risquent d’être remises en question par les restrictions budgétaires. « Moins il y a d’argent public, plus les critères de sélection des structures de lutte contre la douleur sont stricts et nous risquons de perdre nos acquis et de voir se détériorer la qualité des soins », regrette la spécialiste. Or on déplore déjà actuellement un délai d’attente avant d’obtenir un premier rendez-vous, qui peut parfois aller jusqu’à six mois.
Formation : toujours pas de spécialité « douleur »
Un délai qui pourrait bien s’allonger encore lorsqu’on voit les difficultés qu’ont ces centres pour recruter et remplacer les futurs départs à la retraite, faute de spécialistes formés à la douleur. Alors que près de la moitié des pays européens ont un enseignement dédié à la douleur et que 22 % en ont fait une spécialité en soi, en France l’algologie n’est pas encore une discipline reconnue à part entière, et de moins en moins de jeunes médecins se forment à la médecine de la douleur.
Le « plan douleur » 2006-2010, qui avait fait de la formation une de ses priorités, a cependant permis d’améliorer les choses. Avec, notamment, le renforcement du module douleur obligatoire dans le cursus des futurs médecins. Un DESC spécifique a aussi été créé mais il devrait disparaître dans le cadre de la réforme du 3e cycle. Le contenu de la « formation spécialisée transversale » (FST), proposée pour le remplacer, reste encore mal défini, et la formation ne sera que d’un an au lieu de deux. Quoi qu’il en soit, la formation devrait être plus poussée afin d’éviter que de nombreux patients errent pendant des années avec des traitements inadaptés, estime le Pr Attal. Et, comme l’avait mis en exergue le plan de 2006-2010, « il faut aussi insister sur la formation autour de la prise en charge de la douleur chez les personnes peu ou pas communicantes, qu’il s’agisse des nouveau-nés ou des patients âgés et/ou atteints de troubles cognitifs chez lesquels la douleur est souvent méconnue et mal évaluée ».
Le défi de l’ambulatoire
Une autre priorité du 3e plan portait sur le développement de filières de soins ambulatoires pour les douleurs chroniques, les structures existantes étant essentiellement hospitalo-centrées, d’où les difficultés pour les patients d’y accéder. En fait, « le soutien à la médecine de ville n’a concerné que le maintien des rares réseaux ville-hôpital existants, et aucune réflexion n’a eu lieu pour impliquer de manière plus importante la médecine de premier recours », juge le HCSP dans le bilan du 3e plan douleur dressé en 2011.
Dépasser le dogme des 3 paliers
Concernant les pratiques médicales, les habitudes ont la vie dure et les stratégies thérapeutiques se fondent encore trop souvent uniquement sur les trois paliers de l’OMS. « Cette classification est très restrictive et n’est pas valable pour toutes les douleurs puisqu’elle a été conçue pour les douleurs nociceptives liées au cancer. La prescription en 3 paliers n’est adaptée ni aux douleurs neuropathiques, ni aux céphalées/migraines, ni à la fibromyalgie ni même aux douleurs liées aux rhumatismes comme celles de l’arthrose chronique ou des lombalgies. Si on suit le schéma en 3 paliers, on est vite amené à prescrire, pour des douleurs importantes non nociceptives, des opiacés qui sont inefficaces, voire déconseillés », explique la spécialiste.
Avant d’adapter le traitement à l’intensité de la douleur, il faut s’intéresser en premier au mécanisme de la douleur, nociceptive, inflammatoire, neuropathique, etc. afin d’orienter la stratégie et pouvoir proposer des antalgiques qui ne figurent pas parmi ceux cités par la classification de l’OMS comme les anti-épileptiques, les anti-dépresseurs, etc. Les douleurs nociceptives du cancer ne représentant pas la majorité des plaintes douloureuses en particulier en consultation de médecine générale. Dans les douleurs non nociceptives liées à des pathologies que voient souvent les généralistes, les stratégies sont guidées par les recommandations de diverses sociétés savantes comme celles de la SFETD sur les douleurs neuropathiques (2010), de l’Eular (Société européenne de rhumatologie) sur la fibromyalgie en 2016 ou celles sur la prise en charge de l’arthrose.
Les approches non médicamenteuses non remboursées
Ces recommandations ainsi que les différents plans douleur insistent aussi sur l’importance de développer l’utilisation des méthodes non pharmacologiques mais qui, hors des structures de lutte contre la douleur, se heurtent à une absence de prise en charge par la Sécurité sociale.
Toujours beaucoup de « hors AMM » chez l’enfant
Le retrait de la codéine avant l’âge de 12 ans, les débats autour des AINS et les récentes modifications des RCP du tramadol à usage pédiatrique ont considérablement appauvri l'arsenal thérapeutique français dans la douleur aiguë de l’enfant. La situation est pire dans la douleur chronique, puisqu’il n’existe pas de structures de lutte contre la douleur adaptées à l’enfant.
Et que, selon une enquête menée par la commission pédiatrique de la SFETD, 66 % des prescriptions seraient hors AMM, en particulier pour les migraines et céphalées, les douleurs musculo-squelettiques et les douleurs neuropathiques. « L’attribution des AMM ne se moule pas forcément sur les études cliniques. La situation ne s’améliore que très lentement, et on ne dispose encore que de peu de médicaments ayant l’AMM dans les douleurs neuropathiques en général, et aucun dans les migraines avant 12 ans », déplore le Pr Attal.
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