UN GÉNÉRALISTE n’est pas compétent pour soigner un patient en urgence. Ainsi peut se lire l’arrêt rendu par la Cour de cassation. Même si on se trouve dans une juridiction civile, et non pénale (c’est une demande d’indemnisation qui est en jeu), même si l’affaire n’est pas close, elle pose à la profession – et, bien au-delà, à tout le système de soins – une multitude de questions. En voici les principales.
• Compétent, incompétent : un nouveau coin dans l’omnivalence du diplôme
Déjà restreint sous le coup de l’avancée de la connaissance médicale et de l’hyperspécialisation de la profession, savamment bordé par l’article 70 du code de déontologie, le principe de l’omnivalence du diplôme de médecine se retrouve sapé sous un angle inédit : le généraliste en cause a outrepassé ses compétences parce qu’il « n’avait pas la qualité de médecin urgentiste », dit la Cour de cassation.
« Il s’agit d’un point de vue extrêmement grave sur la définition des métiers de chacun, analyse le Dr Jean-Paul Ortiz, président du Syndicat des médecins de l’hospitalisation privée (SYMHOP). De toute évidence, au vu de cet arrêt, la prise en charge que la justice aurait souhaitée pour la patiente ne relève pas d’un niveau de compétence hyperpointu type SOS Mains. Non, la Cour de cassation estime que c’est un urgentiste qui aurait dû intervenir. En disant cela, elle taille nettement dans la notion qui a longtemps prévalu, en particulier sur les urgences, d’omnivalence du diplôme. »
Dans le même registre, le Dr Jean-Paul Hamon (UG) ne mâche pas ses mots : « Avec des sentences comme celle-ci, regrette-t-il, il va tout simplement devenir impossible d’exercer la médecine. Impossible aussi pour un médecin généraliste de se fier à l’avis d’un confrère, comme le radiologue dans ce cas précis, car s’il se trompe, c’est le généraliste qui pourrait trinquer ». Les médecins risquent à tout le moins de devoir s’entourer d’un grand luxe de précautions avant de poser un diagnostic, car comme le rappelle le Dr André Deseur, au Conseil national de l’Ordre, « ce type de luxation de tête radiale est plus courant chez l’enfant que chez l’adulte, mais elle est difficilement décelable sur le cliché chez l’enfant. Je mets au défi les orthopédistes de ne pas s’être planté au moins une fois sur ce type de fracture ». Le conseiller ordinal le dit tout net : « Si cet arrêt est confirmé en appel, c’est inquiétant pour l’exercice de la médecine en général. »
• Des dommages collatéraux : l’organisation et la permanence des soins touchées
Si la justice adoptait à terme le point de vue de la Cour de cassation, les examens cliniques pourraient devenir sensiblement plus longs, semble craindre le Dr Claude Leicher, président de MG-France : « Il va falloir travailler sur les procédures et les protocoles pour que la sollicitation d’un avis complémentaire soit une chose courante et facile à obtenir. Il en va de la sécurisation de l’accès aux soins de premier recours. » Le Dr Deseur (Ordre national) ne dit pas autre chose : « Les établissements vont devoir s’organiser pour que le médecin de garde puisse systématiquement avoir recours à un radiologue et à un spécialiste du problème ou de l’affection en question. »
En matière de permanence des soins, certains redoutent un désengagement massif des médecins, comme le pronostique le Dr Hamon (UG) : « Avec une telle épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, plus aucun médecin ne se portera volontaire pour la PDS, on va envoyer tout le monde aux urgences hospitalières. » Me Carole Younes, avocate spécialiste des questions de droit médical, ose la question qui fâche : « Ce médecin aurait-il été condamné par la cour de cassation s’il avait accueilli l’enfant dans un cabinet libéral plutôt qu’à la clinique ? Je n’en suis pas sûre… ».
De longue date partisan de la professionnalisation de l’urgence mais aussi rattrapé par le principe de réalité, le Dr Patrick Pelloux, président de l’Association des médecins urgentistes de France (AMUF), attaque : « La Cour de cassation a rendu un arrêt du XIXe siècle ! Les magistrats ne se rendent pas compte que dans les cliniques, les cabinets libéraux, à l’hôpital…, les gens se retrouvent tout seuls. Le résultat de leur décision est qu’ils vont décourager un peu plus les médecins qui travaillent les jours fériés, le week-end… Sur le fond, soyons sérieux, je n’ai jamais connu de médecins se disant "Je suis incapable de faire ça mais je continue". »
• Exercer sous pression : la médecine générale rattrapée par la judiciarisation
« La médecine n’est plus une démarche intellectuelle, c’est une paranoïa, témoigne Patrick Pelloux. Face à un patient, je ne vois plus un malade mais quelqu’un qui va peut-être m’en coller une. Pour tous les actes, tout le temps, nous devons maintenant être sur nos gardes. »
« On peut tous faire des erreurs de diagnostic », rappelle, plus mesuré, le Dr Claude Leicher (MG-France). Le problème est que ces erreurs ouvrent de plus en plus souvent la porte à des actions en justice intentées par les patients. Pour Me Carole Younes, « cet arrêt de la Cour de cassation va dans le sens d’une sévérité accrue des tribunaux à l’encontre des généralistes, qui sont de plus en plus souvent condamnés. Ceux-ci se voient par ailleurs reprocher des fautes de plus en plus importantes ». Un point de vue partagé par les assureurs. La MACSF note dans son dernier rapport sur la sinistralité des professions de santé que « la jurisprudence a fortement évolué au cours de ces dernières années dans un sens défavorable aux professions de santé ». Quant à la pression que cette judiciarisation croissante fait peser sur les épaules des médecins, Jean-Paul Hamon (UG) estime qu’elle fait partie « des motifs, avec les tracasseries administratives, qui poussent de plus en plus de médecins libéraux à dévisser leur plaque avant l’âge de la retraite ». Logique : « Ils vont chercher dans le salariat la tranquillité d’esprit qu’ils ne trouvent plus dans l’exercice libéral. »
Pour autant, il ne faut pas tirer de cet arrêt des conséquences immédiates en termes de judiciarisation de la santé, indique en substance Germain Decroix, juriste au Sou Médical (groupe MACSF). « La Cour de cassation n’a publié l’arrêt ni dans son bulletin, ni dans son rapport, précise-t-il au « Quotidien », ce qui signifie qu’à ses yeux, il ne constitue pas une œuvre jurisprudentielle importante. Il est donc prématuré de dire qu’il y a un risque d’augmentation des primes de RCP. » Le vrai motif d’étonnement, pour Germain Decroix, c’est l’absence au tribunal du radiologue qui a pris les clichés de la fracture, ainsi que celle de la clinique qui l’employait. « Si le radiologue n’a pas décelé la fracture de Monteggia, sa responsabilité est au moins égale à celle du généraliste, continue-t-il. Quant à la clinique, elle est tenue de proposer un médecin compétent pour chaque service qu’elle offre aux patients. »
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