Sous les pavés, la « socialisation » de la médecine

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Publié le 03/05/2018
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Au cœur du Quartier Latin, épicentre de mai 1968, non loin de l’Odéon et de la Sorbonne, la faculté de médecine de Paris sera l’un des hauts lieux de mai 1968.

Devant son fronton où flottent les drapeaux noirs et rouges, la rue est obstruée par une barricade, celle qui résistera le plus longtemps face aux forces de l’ordre ; les murs sont constellés d’affiches : « CRS SS », « La police vous parle tous les soirs à 20 h », « La lutte continue », on y voit même un visage d’Adolphe Hitler qui brandit un masque du général de Gaulle. Mais à l’intérieur, les carabins soixante-huitards ne cherchent pas tant à révolutionner le monde qu’à réformer la médecine. Tous les jours, en mai et encore en juin, ils se réunissent autour de quelques psychanalystes dans des commissions qui échappent à l'influence des leaders d’extrême gauche. Dans les sous-sols de la faculté de médecine occupée, rue des Saints-Pères (Paris), organisés en commissions, les étudiants s’adonnent tous les jours à une « gamberge collective » pour repenser leurs études, l’exercice de la médecine et les relations avec les malades. Ils élaborent « le Livre Blanc des sciences humaines en médecine ».

La réflexion et la discussion priment sur la provocation. Même si la contestation de l’ordre médical établi est vigoureuse : « Nous dénoncions un pouvoir médical aristocratique et techniciste, se souvient le Dr Laurent Le Vaguerèse, psychiatre et psychanalyste, élu représentant des PCEM (la première année d’aujourd’hui), à la commission des sciences humaines. Nous assénions des coups de boutoir contre les prémisses du formatage, l’arrivée des QCM et de la médecine qui coche les cases, l’hégémonie des sciences biologiques et la sélection à partir de l’apprentissage par cœur du Rouvière. »

Crever la bulle aseptique de la médecine

Le Livre Blanc des sciences humaines en médecine veut « désacraliser la pratique médicale » et mettre fin à « l’état d’infériorité du patient devant un médecin qui maintient sous sa coupe les quelque 500 enfants de sa progéniture ». Pour crever « la bulle aseptique » du système médical, les étudiants veulent s’ouvrir à la sociologie, à la politique, à la linguistique, à l’ethnologie, à l’architecture, à l’urbanisme, comme autant de déterminants pathogènes. Ils en appellent à la « socialisation » de la médecine : disparition du secteur privé hospitalier, libre accès de tous les malades à toutes les compétences, fin de la fonctionnarisation au service du patronat (médecine du travail, droit de regard sur la Sécurité Sociale) ; prise en charge de « l’homme malade dans sa totalité, somatique, psychologique et socio-économique en abordant tous les problèmes affectifs, sexuels, psychologiques et sociaux », au lieu de ne s’intéresser qu’aux problèmes organiques et somatiques.

Au chapitre formation, la commission réclame la création dans chaque CHU d’un département de sciences humaines, avec un certificat obligatoire de sciences humaines en deuxième cycle et une spécialisation en troisième cycle. Elle prône la revalorisation de la médecine générale, dénonce le carcan administratif qui l’asservit, sa surexploitation par une politique de santé jugée défaillante.

Un maître mot : l’écoute du malade

Le maître mot introduit dans le Livre Blanc, c’est l’écoute du malade : « Nous devons tous apprendre à écouter, en sortant des schémas de pensées qui empêchent de comprendre ce que le patient cherche à nous dire », en instaurant un véritable dialogue. La méthode, pour y parvenir, s’inspire de la pratique des groupes de cas du psychiatre britannique Michael Balint, et aussi des enseignements du psychanalyste Lacan, dont les émules sont très actifs au sein de la commission.

Au fil des échanges entre étudiants, dans les sous-sols des Saints-Pères, c’est une nouvelle conception de la santé, de la maladie, de la relation médecin-patient qui voit le jour. « Nous avons tenté de faire vivre cette extraordinaire efflorescence intellectuelle qui a repensé la médecine pour l’humaniser. Hélas, se désole le Dr Le Vaguerèse, nous nous sommes heurtés à la résistance des pouvoirs moyenâgeux, mandarins et techniciens réunis. Notre Livre Blanc est tombé aux oubliettes. » Demeure « un témoignage remarquable, juge Bernard Kouchner, une interpellation du pouvoir médical toujours pertinente. » 50 ans après, comme le disaient les affiches, « la lutte continue »…

Christian Georges

Source : Le Quotidien du médecin: 9662