« AVANT les années 1970, nous étions dans un système verrouillé, où les femmes vivaient leur sexualité dans la crainte de la grossesse et accouchaient dans la douleur, puis tout a basculé », se souvient Joëlle Brunerie-Kauffman, gynécologue depuis 1966. En à peine plus d’une décennie, une série de lois et d’événements transforme radicalement la condition féminine. Après l’autorisation de la contraception orale en 1967 (loi Neuwirth), le manifeste des 343 « salopes », signé en 1971 par des femmes qui ont avorté, « est un pavé dans la marre », selon la gynécologue. Il signe le début des avortements militants, réalisés clandestinement, parfois dans les appartements des 343 signataires ou dans les locaux du planning familial, grâce à la nouvelle canule de Karman. « Cela a ouvert la voie à la loi Simone Veil du 17 janvier 1975, qui dépénalise l’avortement », victoire entre toutes, qui met progressivement un terme aux faiseuses d’anges et aux avortements maisons avec sonde.
Malgré son inscription définitive dans l’arsenal juridique 4 ans plus tard, le vote du remboursement de l’IVG en 1982 et, la même année, l’introduction de la méthode médicamenteuse avec la pilule RU 486, la loi Veil ne fut pas acceptée sans susciter de violentes réactions. « Il y eut de terribles discussions à l’Assemblée nationale, révélatrices d’un conservatisme très ancré dans la société, se rappelle Joëlle Brunerie Kauffman. « Les mêmes arguments revenaient incessamment : si les femmes peuvent avorter si facilement, disait-on, elles ne vont faire que ça ! Le corps médical n’était pas le dernier à crier avec les loups ! » Et d’ajouter : « Beaucoup de services adoptèrent la clause de conscience et refusèrent les avortements, nous avons dû nous battre pour ouvrir des centres autonomes. »
Remontée de l’ordre moral
Ces réticences ne se turent pas les décennies suivantes malgré l’extension des droits des femmes. Certes, la loi Roudy de 1983 affirme la parité dans le travail et interdit toute discrimination professionnelle en raison du sexe. Les violences conjugales sont reconnues et les peines aggravées en 1992. Mais parallèlement, les commandos anti-IVG représentent l’expression la plus radicale de la frilosité morale ambiante. « J’ai vécu à trois reprises la visite de commandos menés par l’association SOS Tout Petits à l’hôpital de Clamart, où j’exerçais, témoigne Joëlle Brunerie-Kauffman. La dernière fois, ils ont fait irruption dans le bloc où j’opérais une femme qui était terrorisée, ils s’enchaînaient aux tables avec des chaînes, ils brandissaient des slogans vindicatifs. » Le pire, selon la gynécologue : l’impunité dont ces commandos jouissaient, du moins jusqu’en 1992, quand fut votée la loi sur le délit d’entrave à l’IVG, rare mesure des pouvoirs publics en faveur de l’IVG dans les années 1990. Mais en 1995, les femmes doivent encore battre le pavé pour défendre ce droit.
Le choix des femmes
Ce n’est qu’à partir des années 2000 que de nouvelles mesures réaffirment le droit à la contraception et à l’IVG. La loi Aubry de juillet 2001 remanie celle de Simone Veil. Parmi les principales modifications, elle porte de 10 à 12 semaines le délai légal de l’IVG, supprime l’autorisation parentale pour les mineures, rend facultatif l’entretien pré-IVG pour les majeures et autorise la pratique de l’IVG médicamenteuse par les médecins de ville. « Ce fut un vrai soulagement, surtout pour les mineures, face auxquelles nous étions démunis », souligne Joëlle Brunerie-Kauffman.
Pour autant, « le fonctionnement réel des dispositifs contredit trop souvent la volonté affichée de donner la priorité à une approche préventive », avertit le rapport de l’IGAS de février 2010. Dans les faits, la prévention est encore la parente pauvre des politiques de santé et 1 femme sur 2 déclare que l’information sur l’IVG est insuffisante. Les mineures sont particulièrement mal informées : elles sont 13 000, chaque année, à se faire avorter. « La loi de 2001 prévoit 3 séances d’information à l’école, par an et par niveau d’âge. Mais c’est loin d’être appliqué, les intervenants rencontrent surtout les collégiens de 4 et 3e », remarque le Dr Jean-Claude Magnier, coprésident de l’ANCIC (Association nationale des centres d’interruption de grossesse et de contraception) et responsable de l’unité d’orthogénie à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre. Quant à leur prise en charge, malgré les avancées de la loi de 2001 qui autorise les moins de 18 ans à consulter sans leurs parents, elle reste souvent contrainte par des considérations financières puisque le tiers-payant n’existe pas chez les médecins de ville.
La fin de l’orthogénie ?
Au-delà de la question de l’accès à l’IVG, la possibilité de choisir la méthode abortive se restreint. Si l’IVG médicamenteuse est selon les spécialistes une avancée et représente désormais 50 % des IVG (contre 30 % il y a 8 ans), l’IVG chirurgicale devrait rester une possibilité. Or, elle est de moins en moins pratiquée et enseignée. « Les gouvernements veulent externaliser l’IVG, grâce à la méthode médicamenteuse car l’hôpital n’est pas intéressé par cet acte mal rémunéré. Cela coûte moins cher : il n’y a pas besoin de lits, les maternités de proximité peuvent fermer », explique Jean-Claude Magnier. En creux, le vice-président de l’ANCIC dénonce la fin de l’orthogénie. « La loi Aubry oblige les centres autonomes à s’intégrer dans les services d’obstétrique. Conséquence, les moyens dédiés et les équipes de volontaires risquent de disparaître peu à peu. Les services d’obstétrique n’en profitent pas pour développer les techniques chirurgicales mais délèguent des IVG médicamenteuses à des sages-femmes voire à des infirmières. Et les femmes ont de moins en moins le choix », déplore Jean-Claude Magnier. Depuis février 2010, Roselyne Bachelot a promis une hausse de près de 50 % des forfaits versés aux établissements pratiquant les IVG. Pas un denier n’a encore été versé. En attendant, le nombre d’IVG, de 227 000, n’a que très légèrement baissé par rapport à celui de 1975.
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