LE QUOTIDIEN : Qu’est-ce que la médecine narrative et comment est-elle née ?
Pr JEAN-ARTHUR MICOULAUD-FRANCHI (J.-A. M.-F.) : La médecine narrative remet le récit du patient au cœur du soin. Cette discipline, formalisée par Rita Charon, professeure de médecine clinique et directrice du programme de médecine narrative à l’université Columbia de New York (1), est née dans les années 1990 aux États-Unis. Ses premières publications, notamment dans le Jama, ont légitimé le fait que la médecine narrative n’était pas un « supplément d’âme », mais bien un aspect essentiel de la médecine, qui devait être en tant que tel l’objet de recherches spécifiques. Ces aspects expérientiels et narratifs sont nés avec la médecine. Mais l'originalité, depuis 30 ans aux États-Unis et 10 ans en France, tient dans le fait qu’elle est devenue un champ disciplinaire à part entière. Son développement dans l’hexagone est finalement relativement récent.
ISABELLE GALICHON (I.G.) : La Pr Rita Charon a décrit la médecine narrative comme « une médecine exercée avec une compétence narrative permettant de reconnaître, d’absorber, d’interpréter les histoires de maladie, et d’être ému par elles ». C’est un espace au cœur du soin, un lieu de rencontre au sein du colloque singulier entre un médecin et un patient. Ce sont aussi des espaces institutionnels que nous cherchons à ouvrir pour diffuser la médecine narrative dans les établissements de soin. Ces lieux dans lesquels convergent les histoires de patients, de familles, de soignants et de personnels administratifs. Ces voix qui se croisent sur le territoire hospitalier peuvent, si l’on est capable de les entendre, aider à retrouver une forme d’hospitalité en santé.
Comment êtes-vous venus à la médecine narrative et pourquoi ?
J.-A.M.-F. : Je suis psychiatre, spécialisé en phénoménologie. C'est un courant de la psychiatrie qui s'intéresse aux sujets dans leurs dimensions expérientielles et développe des outils méthodologiques et philosophiques pour revenir à l'expérience des patients, en particulier dans les troubles mentaux. Je me suis également formé à la physiologie, que j’enseigne à l'université de Bordeaux. Je suis praticien au service de médecine du sommeil du CHU. J'avais développé un diplôme interuniversitaire de philosophie de la psychiatrie qui abordait tant la recherche clinique que le champ clinique. C'est dans ce cadre que l'université m’a mis en relation avec Isabelle Galichon, à l’occasion d’un colloque sur les humanités médicales.
I.G. : Nous nous sommes rencontrés lors du colloque « L’indiscipline des disciplines humanités en santé » qui a eu lieu en 2020. Ce colloque était porté à la fois par les facultés de médecine et de littérature, dans une double affiliation originelle. Je suis docteure en littérature. Mon cœur de recherche a été dès le début la notion de récit de soi. C’est en 2016 que j’ai rencontré la médecine narrative à travers l’écrivain Mathieu Simonet, qui travaillait sur le sujet, notamment avec la Dr Michèle Lévy-Soussan, qui dirige l’équipe mobile d’accompagnement et de soins palliatifs à la Pitié-Salpêtrière (AP-HP). J’ai souhaité à mon tour développer la médecine narrative à Bordeaux.
Une pédagogie de l’écoute est-elle réellement nécessaire et possible ?
J.-A.M.-F. : La clinique moderne a porté l'accent sur le développement du regard et de la vue sur le patient, au détriment de l'écoute. On pourrait penser que l’écoute fait partie des compétences naturelles de l'individu, donc du soignant. Mais ce n’est pas le cas. Cela relève aussi d'un apprentissage, surtout quand on est soignant. Ces compétences sont trop peu valorisées dans la formation des médecins. Pourtant, l’exercice de la médecine se fait mieux quand on sait écouter les histoires. Elles peuvent aider à localiser une douleur, décrire une sémiologie. La meilleure façon de passer à côté d'une plainte, c’est de ne pas être assez attentif au récit du patient. « Tout ce qui manque à la médecine aujourd’hui - en humilité, responsabilité, empathie, individuation -, peut être apporté en partie par un entraînement narratif intensif », affirmait Rita Charon.
L’écoute relève d'un apprentissage, surtout quand on est soignant
Pr Jean-Arthur Micoulaud-Franchi
I.G. : C’est pour cela que nous sommes engagés dans les aspects de formation, des médecins notamment. L’objectif est de développer une compétence autour de l'attention, de la capacité à accueillir les histoires dans leurs dimensions sensibles et narratives. Concrètement, les cours se déroulent sur un thème, autour d’une œuvre littéraire, parfois picturale. Lors d’un atelier de médecine narrative, on lit un texte, qui est analysé avec une approche qui diffère de celle de l’analyse littéraire et permettra de le faire entrer en résonance avec le parcours de chacun. Un travail d’écriture est ensuite proposé, puis les lectures croisées des écrits produits au cours de la séance permettent d’entrer dans un processus de co-construction.
Quels sont les premiers retours et les effets constatés sur le terrain ?
J.-A.M.-F. : Les participants (et leurs proches) nous disent souvent sortir transformés, au niveau de leurs pratiques, mais aussi personnellement. Les équipes formées sont plus attentives aux « détails », améliorent leur fonctionnement collectif et font état de moins de burn-out. Indirectement, quand des soignants ont la satisfaction de mieux faire leur travail, cela se traduit par la satisfaction des patients. Cette capacité du soignant à écouter, entendre et reconnaître le patient a des répercussions sur le terrain clinique, par une meilleure attention à des signes moins explicites, mais aussi au niveau de l’alliance thérapeutique, si le patient se sait entendu et reconnu dans son épreuve.
Quels sont les défis pour développer la médecine narrative en France ?
J.-A. M.-F. : Les réticences, voire les résistances, sont parfois importantes. Dans le système français, les formations et représentations ne favorisent pas le développement de la médecine narrative. Peu d’heures sont proposées dans les cursus, bien que les choses avancent sur ce plan avec des options nouvelles. Nous avons la chance, avec le Collège de santé bordelais, d’avoir des responsables qui ont conscience que la rigueur méthodologique n’est pas réservée aux sciences fondamentales. En 2020, nous avons créé un diplôme universitaire de médecine narrative.
I.G. : Je me souviens d’un colloque au cours duquel l’une des participantes, une spécialiste de littérature, avait quitté la salle en disant qu’il était « inadmissible que l'on rabaisse la littérature à de tels usages, que la littérature ne devait pas être utile, que c’était une langue en dehors du monde… ». Ce sont des représentations qui peuvent bousculer des deux côtés. Car on entend aussi cela du côté des sciences médicales : comment la littérature pourrait-elle aider la médecine ? Cette discipline, bien mieux installée dans le paysage anglo-saxon, a beaucoup à apporter.
C’est aussi un moyen d’accompagner le soin, les soignants et l'institution pour traverser cette crise qui risque d'être un peu longue
Pr Jean-Arthur Micoulaud-Franchi
Quelles sont les principales perspectives et les prochaines étapes ?
J.-A.M.-F. : Nous accueillons actuellement dans le cadre d’un post-doctorat, pour deux ans, une chercheuse espagnole en philosophie qui travaille sur le point de vue et les perspectives. Ces notions sont essentielles. Ces approches vont permettre aux soignants de développer une distance critique par rapport à leur pratique et une réflexion sur leur ethos. C’est essentiel, et trop peu d’espaces le permettent aujourd’hui. Je suis persuadé que c’est aussi un moyen d’accompagner le soin, les soignants et l'institution pour traverser cette crise qui risque d'être un peu longue. Un ancien participant au DU vient de nous apprendre que l’hôpital de Bergerac allait lancer un projet de médecine narrative et nous sommes sollicités par des étudiants pour des sujets de thèse, ce qui annonce des travaux de recherche.
I.G. : Nous travaillons à développer non pas des humanités en santé, mais des humanités dans la santé. Pas de regard surplombant, uniquement un dialogue permanent avec les sciences de la santé. J’ai été sollicitée pour un projet avec le Samu social de Paris, mais nous sommes concentrés sur la Nouvelle-Aquitaine, je les ai mis en contact avec des confrères. Le Samu a perçu combien la médecine narrative pouvait être une aide efficace pour améliorer l’écoute de leurs professionnels et la prise en charge de patients touchés par les discriminations et des déterminants sociaux de santé. Nous sommes en lien avec Paris, Grenoble et Montpellier, mais aussi Québec et Montréal, le Portugal, l’Irlande… Deux professeurs de l’Université de Columbia (NYC) sont venus fin 2023, et nous allons lancer un projet Erasmus en mars 2024.
(1) La Pr Rita Charon est notamment l’autrice de Stories Matter, The Role of Narrative in Medical Ethics et Psychoanalysis et Narrative Medecine.
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