Chers confrères, J’ai vécu dernièrement un événement d’une portée historique à l’échelle du siècle, et dont nous avons tout lieu de nous réjouir : la rupture symbolique de la Médecine.
Pendant 4 jours, du 17 au 20 mars dernier, le Hacking Health Camp de Strasbourg, 3e du nom, a réuni dans un format improbable mais parfaitement maîtrisé des centaines de « health hackers » pour nommer les plus motivés d’entre nos citoyens, médecins ou non, à agir et à penser différemment la santé en général, et la médecine en particulier.
La nécessité d’une vision globale et viable pour moderniser notre système de santé se fait chaque jour de plus en plus criante. Elle n’est malheureusement pas portée par notre corps politique, qui a peine repenser ses corpus idéologiques, structurés par des clivages d’un autre siècle.
Pendant ce temps, nous, médecins, nous souffrons. Et, corrélativement, nos patients. Pendant que nous « refaisions le monde » à la faculté de médecine, dans une atmosphère chargée d’endorphines naturelles en suspension, les urgences situées à 300 mètres mobilisaient les brancards du plan blanc. Samedi après-midi ordinaire. Crise sanitaire ordinaire. Comme un peu partout dans notre pays, un peu tout le temps, et de plus en plus fréquemment. Normal ? Non. Logique ? Oui.
Les besoins augmentent plus vite que les moyens : problème de quantité. La réponse collective n’est pas à la hauteur d’enjeux que nous gérons nécessairement à l’échelle individuelle : problème de qualité. Nous, médecins, savons bien qu’à cette échelle individuelle, nous nous posons en dernier rempart. Ce qui nous pose un dilemme : c’est le patient, ou nous. Si nous nous épuisons collectivement, que se passera-t-il quand ce rempart sautera ? Une crise sanitaire historique.
Nous n'avons plus beaucoup de temps...
Je ne souhaite pas ici m’attarder sur les causes, mais évoquer les solutions. Comment retrouver de la « bande passante » dans notre exercice quotidien ? Nous n’avons plus beaucoup de temps. La force publique a échoué : financièrement, 25 années de déficits consécutifs suffisent à prouver l’insuffisance structurelle du modèle économique. Juridiquement, la loi santé est illégale au regard d’articles majeurs du code de déontologie. Technologiquement, le DMP est en coma dépassé malgré plus de 10 ans de suivi et de l’argent en masse (au moins un demi-milliard). En le transférant à la CNAM, assureur public, le secret médical, garant de la confiance entre un médecin et son patient, est sacrifié. En miroir, la confiance des médecins dans l’État, qui nous délègue une mission noble mais exigeante : protéger la Vie. Sans plus retenir l’effritement de l’accompagnement dont il est pourtant, au titre de cette délégation, comptable devant nous.
La force privée, Outre-Atlantique, annonce un équilibre qui coûte le prix du marché. Pour les GAFA, NATU, et autres start-up, le prosélyte est le business plan, supposé garantir le retour sur investissement, qui conduit inéluctablement, dans le domaine de la santé, à la marchandisation de l’individu. Saviez-vous que des start-up de courtage en génome humain sont en train de voir le jour aux États-Unis ? Un génome entier se négocie 20 000 $ sur le marché. Des séquenceurs, qui permettent déjà d’en synthétiser le matériau, sont en vente libre. La donnée de santé est le pétrole des années qui viennent, et les forages les plus avancés se soucient assez peu des retombées écologiques. L’argent est y préalable à l’éthique.
Mais avant de voir apparaître ces modèles disruptifs, nous verrons le transfert du financement public vers le financement assurantiel privé. Transition qui n’est d’ores et déjà pas sans questionner nos principes de solidarité.
Circonspects, méfiants ou hostiles
Le corps médical n’est pas positionné dans cette 3ème révolution industrielle. À part quelques éclaireurs, nous sommes globalement circonspects, pour ne pas dire méfiants ou hostiles. Réalisme de ce je viens d’énoncer, parce que nous sommes isolés par la nature individuelle de nos relations avec nos patients et nos confrères, écartelés entre injonctions juridico-administratives et vocation du meilleur soin, épuisés de notre course quotidienne contre le temps. Nous avons perdu le recul nécessaire à la formulation de notre avenir. L’action passe par l’unité médicale et celle-ci se concrétise par l’Ordre d’un côté, apolitique, mais consultatif ; le syndicalisme de l’autre, polarisé par des querelles public-privé, généralistes-spécialistes, qui ne peuvent produire qu’une vision fragmentaire, largement hors de nos écrans radars individuels.
Aucun n’a donc réellement pouvoir à refonder notre projet collectif, qui se rétracte d’autant plus que nos responsabilités se ratatinent, au seul champ de nos compétences médicales. Le serment d’Hippocrate protège nos patients. Mais quel serment protège aujourd’hui les médecins ? Celui de Koufra* me paraît le plus approprié. Éternel rebelle, je verrais bien Lerclerc en hacker aujourd’hui, redonner ses « belles couleurs » à la Médecine, et pas qu’à Strasbourg.
La contre-offensive technologique
Car c’est la contre-offensive technologique qui constitue le meilleur moyen de défendre notre indépendance et notre vision sociétale et éthique de la santé. À une condition : que nous investissions le leadership de la transformation numérique de la santé. Que nous portions ses plus nobles projets. Que nous sortions de notre zone de confort, médico-centrée, pour aller à la rencontre des forces vives qui, comme nous, ont envie d’agir avant tout par le sens que leurs actions donnent à leur vie.
De fait, nous ne sommes pas seuls : lors du hackathon, plus grand événement mondial de ce type à ce jour, nous étions 450 à nous dépasser, sans beaucoup dormir, car nous n’avions que « 50 heures pour le futur de la santé ». Sans autre arrière-pensée que celle d’éprouver la viabilité de nouvelles technologies, de vivre l’excitation de refaire le monde autour de nouveaux concepts.
Très peu d’entre nous étaient médecins. Trop peu. Et pourtant : cet événement inédit, apolitique, hétérachique, est à l’opposé du rêve ou de l’incantation, et nous propose de passer à l’action au service d’une vision humaniste de la santé. Il nous revient naturellement d’assumer l’orientation médicale des projets, donc leur socle éthique, donc leur orientation tout court. Notre engagement de médecins peut s’y ressourcer. Aujourd’hui questionné par l’insoutenabilité de notre modèle et le manque de vision de notre corps politique, nous l’avons forgé à l’ordalie des concours, bizutage, thèse, serment d’Hippocrate, il a pris corps à l’investissement de milliers d’heures d’étude puis de pratique, et résonne à l’écho des histoires singulières qui, à l’intersection de la vie et de la mort, lui donnent son sens.
Lors de ce hackathon j’étais moi-même porteur de projet**, j’y ai vécu la rupture symbolique de la Médecine, j’ai ressenti et partagé, dans cet amphi, espace sacré pour nous médecins s’il en est, cet appel désintéressé à l’action que l’on appelle vocation. Il y avait bien plus de « profanes » que de carabins par promotion ; mais plus d'énergie positive que je n'en avais jamais vu. Point d’orgue de cette rupture symbolique : le vigile qui me refuse l’entrée, à moi, médecin, enseignant en Faculté, alors même que je lui produis mon caducée. Et qui me laisse passer, lorsque je retrouve au fond de mon sac mon badge de « hacker ».
Voilà un événement qui, par l'action et les valeurs, inaugure un renouveau de la médecine. Une force nouvelle est en train de se lever, à l’échelle mondiale, et nous en avons grand besoin. C’est à nous qu’il revient de l’inspirer. À défaut, elle va nous aspirer. Je vous invite donc, chers confères, à y investir vos propres forces. Quitte à traverser le désert, visez cette oasis où j’ai vu jaillir une eau salutaire, propre à irriguer d’une nouvelle énergie notre projet collectif, celle d’une médecine au service de l’Homme, faite par et pour lui, et non par et pour ses technologies. Remontez à la source de votre engagement, de nos valeurs. Ainsi nous pourrons redonner à notre médecine de France ses « belles couleurs » et son espérance… de Vie.
Bien confraternellement.
* Radiologue (clinique universitaire de radiologie et imagerie médicale, CHU de Grenoble-Alpes).
** « Jurez de ne déposer les armes que le jour où nos couleurs, nos belles couleurs, flotteront sur la cathédrale de Strasbourg. » – Colonel Leclerc, 2 mars 1941.
*** www.keydiag.com - L’équipe du hackathon comportait, outre moi-même : Rémi-Jean Berger (entrepreneur, développeur, designer) ; Etienne Depaulis (entrepreneur, développeur) ; Florent Angly (bio-informaticien) ; Philippe Muller (ingénieur) ; Antoine Ravey (ingénieur IT).
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