LE QUOTIDIEN : Une nouvelle réforme de la santé au travail est entrée en vigueur le 31 mars. Quels changements majeurs introduit-elle ?
Dr CORINNE LETHEUX : Dans les grandes lignes, cette réforme vise à renforcer la prévention au travail et à améliorer la prise en charge dans les territoires, avec une lisibilité accrue. Elle ambitionne de rendre « acteurs de leur santé » les travailleurs, l'entreprise mais aussi tous les intervenants du parcours de soins, y compris les conseils d’administration des services de santé au travail avec les partenaires sociaux.
La loi entend prévenir la désinsertion professionnelle et favoriser le maintien dans l’emploi, avec la visite de mi-carrière et le rendez-vous de liaison. À ce titre, des ponts sont organisés avec les professionnels de santé externes comme les médecins libéraux et hospitaliers, mais aussi les assureurs ou les services sociaux de l’Assurance-maladie. La mise en place d'une cellule de prévention de cette désinsertion devient systématique. Je précise que les médecins du travail et leurs équipes pluridisciplinaires n'ont pas attendu la loi pour prévenir la désinsertion ! Ils savent très bien le faire mais désormais, cette cellule sera mieux identifiée de l’extérieur.
Quelles sont les autres nouveautés pour les services de santé au travail ?
À nos missions plurielles – actions en milieu de travail, surveillance de l’état de santé des travailleurs, conseils, traçabilité et veille sanitaire – s'ajoutent des compléments comme l'aide aux entreprises à évaluer les risques professionnels ou l’analyse de l'impact de changements organisationnels dans l'entreprise sur la santé du travailleur.
Nous pourrons aussi participer à des actions de promotion de la santé sur le lieu de travail (campagnes de vaccination et de dépistage, actions de sensibilisation, éducation à la santé). Enfin, il est prévu qu’un volet du dossier médical en santé au travail utilisé par les services alimente le dossier médical partagé (DMP), pour que les médecins puissent le consulter – uniquement si les travailleurs le souhaitent.
La réforme prévoit de faire appel à des médecins de ville pour le suivi de certains travailleurs. Comment jugez-vous cette mesure ?
Effectivement, si les services en éprouvent le besoin, ils pourront se conventionner avec des médecins généralistes qui auront des missions circonscrites, notamment pour le suivi de l’état de santé des travailleurs qui ne sont pas exposés à des risques particuliers. Un protocole de collaboration sera établi, sur la base du volontariat pour les généralistes. Pour l’instant, nous n'avons pas de retour sur cette mesure, c'est trop précoce. Toutefois, il faudra en mesurer les avantages… et les inconvénients. Certains syndicats de généralistes ont soulevé qu’ils avaient déjà beaucoup à faire ! Du côté des services de santé au travail, certains s'étonnent que des actes réalisés par des infirmières spécialisées soient redonnés à des médecins qui ne savent pas forcément ce qu’est la médecine du travail.
Dans ce cadre, y a-t-il un suivi de nouveaux travailleurs ?
Oui, et c'est une autre nouveauté. Les services de santé au travail vont désormais suivre les travailleurs indépendants – qui le demanderont – ainsi que les chefs d’entreprise non-salariés. Ce sera donc un pourcentage des 1,8 million d’indépendants et des 600 000 patrons non-salariés que nous récupéreront, avec aussi, dans l’absolu, les 1,6 million salariés du particulier employeur. Ils viendront s’ajouter aux 15 millions de travailleurs que les services de santé au travail interentreprises suivent actuellement.
Globalement, quel regard portez-vous sur cette réforme ?
Tout ce qui va dans le sens d’une amélioration de l’efficacité et de l’efficience est bon à prendre. C'est pourquoi nous faisons en sorte d’accompagner l'application des textes qui ont fait l’objet d’un accord des partenaires sociaux. Pour nous, l'essentiel est l'amélioration de l'articulation des différents acteurs, mieux identifiés.
Pour le reste, les services de santé au travail demeurent à l’intersection des expositions professionnelles, des conditions de travail et de l’état de santé individuel. Le médecin du travail et son équipe restent les experts pour conseiller les entreprises afin d'adapter au mieux les postes. Je le redis : plus les liens entre les médecins libéraux et hospitaliers et les services de santé au travail seront renforcés, plus nos conseils seront adaptés et utiles, et plus le travailleur sera préservé dans son intégrité.
La spécialité de médecine du travail peine à attirer. Y a-t-il assez de professionnels pour assurer ces nouvelles missions ?
La chute démographique frappe la santé au travail, tout comme d'autres spécialités, alors que le nombre de rendez-vous de travailleurs suivis reste stable. Après les réformes successives, les services de santé au travail adaptent leur organisation pour confier à chaque professionnel les actions au plus proche de leur expertise.
Outre cette répartition des rôles efficiente, ce qui nous aidera, c’est de disposer d’outils informatiques de qualité pour ne pas refaire un interrogatoire professionnel ou de la saisie inutile. L’amélioration de la qualité des logiciels de santé au travail et des systèmes d’information sera un des leviers du succès de cette réforme, notamment pour travailler avec le DMP.
Comment améliorer l'attractivité de la spécialité ?
La médecine du travail souffre anormalement d’une image ancienne et délétère. Cela n’a plus rien à voir avec l’exercice actuel, qui satisfait pleinement ceux qui l’exercent ! Les pistes d'amélioration sont plurielles. Il faudrait faire intervenir dans les cursus initiaux des médecins du travail pour dispenser un enseignement aux étudiants sur cette discipline, ou encore inviter des médecins du travail pour présenter le rôle des services de santé au travail et leur interaction avec la médecine curative dans le cadre des réunions entre pairs. Cela permettrait de faciliter les reconversions via le statut de collaborateur médecin.
On pourrait aussi inciter les externes et internes à venir en stage dans les services de santé au travail, car on sait que le taux de choix ultérieur de la discipline est ensuite plus élevé.
La précédente réforme, en 2016, avait poussé la mise en œuvre des équipes pluridisciplinaires. C'est désormais un acquis ?
Oui et je dirais que les équipes pluridisciplinaires coordonnées et animées sont en œuvre partout. L’une des problématiques, à l'époque, était de libérer du temps médical, la coordination pouvant être confiée par le médecin à une autre personne de l'équipe – même si le médecin a le gros avantage d’avoir la connaissance à la fois du corps humain et du corps de l’entreprise.
La réforme prévoyait aussi la délégation de visites d'information et de prévention envers les paramédicaux. Là encore, cette répartition est opérationnelle dans la plupart des services et fortement apprécié des médecins. Certes, il peut y avoir des praticiens récalcitrants – ou qui n’ont pas un gros effectif de travailleurs à suivre – et donc ont moins besoin d’être épaulés, mais c’est à la marge. Une fois que cela est mis en œuvre, il est dur de revenir en arrière !
Quelles leçons tirez-vous de la crise sanitaire ?
Les services ont su être proactifs, et ce dès les premières semaines du confinement. D’après un sondage en interne, les entreprises aidées, que ce soit pour maintenir ou reprendre leur activité, ont été très satisfaites.
Les services de santé au travail ont fait de « l’aller vers » et, en parallèle, dans le cadre de la task force au ministère du Travail, ont contribué à produire des fiches conseils par métier, mises en ligne. Avec 50 professionnels, nous avons participé à cette task force pour apporter notre expérience du terrain, pour conseiller au mieux les entreprises, y compris les plus petites, en termes de mesures sanitaires à instaurer, de prévention, de stratégie de reprise après la fermeture, etc.
Enfin, les services de santé au travail ont participé à l’effort collectif de vaccination, soit en vaccinant directement dans leurs locaux, soit en allant dans des centres de vaccination mis en commun. Si toutefois il devait y avoir une autre crise sanitaire ou même climatique, il faudra encore parfaire la connaissance du réseau des différents acteurs de santé et de santé au travail, pour savoir à qui s’adresser. C'est un enjeu majeur.
Transition de genre : la Cpam du Bas-Rhin devant la justice
Plus de 3 700 décès en France liés à la chaleur en 2024, un bilan moins lourd que les deux étés précédents
Affaire Le Scouarnec : l'Ordre des médecins accusé une fois de plus de corporatisme
Procès Le Scouarnec : la Ciivise appelle à mettre fin aux « silences » qui permettent les crimes