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Dossier

Stratégie de santé

Accès aux innovations : diagnostic des retards français

Par Elsa Bellanger - Publié le 19/03/2021
Accès aux innovations : diagnostic des retards français

Une série d’obstacles freinent l’accès des patients aux innovations
Phanie

En relançant le Conseil stratégique des industries de la santé (CSIS) le 11 février, le gouvernement a semblé prendre acte des faiblesses de la France en matière d’innovation en santé. À côté de la recherche et de la production mises en défaut lors de la crise sanitaire, l’accès à l’innovation figure parmi les axes prioritaires pour combler les lacunes accumulées.

Les retards pour l’accès aux innovations placent les soignants face à un « dilemme quotidien », témoigne le Pr Jean-Yves Blay, président d’Unicancer : « dans les services de cancérologie, certains patients pourraient bénéficier de nouveaux traitements leur offrant un gain massif en survie, mais ils ne sont pas remboursés. Nous sommes obligés d’arbitrer entre la prescription à nos frais et la préservation financière du service ».

Ainsi, « les difficultés sont connues et collectivement identifiées », juge le directeur du Centre Léon Bérard (Lyon). Du financement de la recherche clinique (les crédits publics en recherche et développement pour la santé ont diminué de 28 % entre 2011 et 2018*) à la décision de remboursement de thérapies aux coûts parfois très élevés, une série d’obstacles freine l’accès des patients aux innovations. Et les difficultés débutent dès les demandes d’autorisation pour un essai clinique.

« La France se caractérise par sa lenteur », raille l’économiste de la santé Jean de Kervasdoué, signataire d’un récent manifeste pour l’accès aux thérapies géniques. Premier obstacle dans le parcours : les délais moyens d’instruction d’un dossier par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et par les Comités de protection des personnes (CPP), avant l’autorisation d’un
essai.

Des délais incompatibles avec la réactivité internationale

« Ces délais administratifs nous mettent en mauvaise posture dans la compétition internationale où des pays, y compris européens (Pays-Bas, Belgique, Royaume-Uni), sont beaucoup plus réactifs. Il est désormais fréquent qu’une entreprise renonce à choisir la France pour des essais précoces », déplore le Pr Blay.

En conséquence, les patients ratent une première occasion d’accéder aux innovations en intégrant des essais cliniques. En cancérologie, spécialité qui concentre en France 90 % des essais de phase 1, les traitements expérimentés offrent des perspectives à des patients qui ont échappé à toute thérapeutique. « Même si le traitement n’apporte qu’une efficacité de l’ordre de 20 à 30 %, il peut permettre à des patients de survivre plus longtemps grâce à une inclusion dans une phase 1. Sans cette participation, le patient n’aura accès au traitement que quatre ans après, c’est évidemment trop tard », explique le Pr Blay.

Une note du Conseil d’analyse économique (janvier 2021) relève que « les instances sont conscientes de ces inefficacités et tentent sans cesse d’améliorer leur processus ». L’ANSM a ainsi mis en place des « fast-tracks », ces procédures accélérées qui doivent permettre une réduction des délais d’attente à 20-25 jours et qui se sont révélées utiles pendant la pandémie. L’Agence a également été dotée de deux dispositifs pour délivrer des traitements avant leur autorisation de mise sur le marché (AMM) : les autorisations temporaires d’uti­lisation (ATU) et les recommandations temporaires d’utilisation (RTU).
Malgré ces initiatives, le système reste « complexe et opaque », estime Gérard Raymond, président de France Assos Santé. Jean de Kervasdoué pointe un « problème d’état d’esprit » : « la France se referme et tente de faire appliquer tout un tas de normes, mais finalement, elle se pénalise. Et malgré les efforts pour soutenir les start-ups, les chercheurs finissent par partir à l’étranger et y rester car ils trouvent un environnement favorable à leurs recherches ».

Cette perte d’attractivité des carrières, notamment hospitalo-universitaires, fait craindre une perte d’expertise pour les innovations futures. Avec l’absence d’investissement parmi la jeune génération de chercheurs, « on est en train de faire une croix sur l’expertise mondiale à l’avenir, sur la pratique et la manipulation des nouvelles molécules », ajoute le Pr Blay.

Des patients absents des processus de décision

Au-delà de la recherche clinique, le système français ne favorise pas l’accès aux traitements une fois leur autorisation obtenue par l’Agence européenne des médicaments (EMA). Un décalage de plusieurs années est observé entre la validation européenne et la disponibilité pour le patient français. Une particularité française, source de retard, est soulignée par Jean de Kervasdoué : la responsabilité civile et pénale des fonctionnaires, qui finit par « nuire à l’innovation ».

Le Pr Blay met également en cause une « disqualification des experts », un « phénomène français unique dans le monde ». « La participation à un programme de recherche, une visibilité et une reconnaissance internationale font perdre le droit à pouvoir donner un avis sur les remboursements. C’est absurde : ce ne sont pas les plus qualifiés qui s’expriment, déplore-t-il. Les Anglo-Saxons sont plus pragmatiques : ils listent les liens d’intérêt et sont transparents sur les financements ».

Les données en vie réelle sont par ailleurs encore peu prises en compte dans l’évaluation des innovations, alors qu’elles sont pourtant de nature à participer à la validation ou l’invalidation de la performance d’un traitement. « Il devient indispensable de prendre en compte les attentes et besoins des patients, considère Gérard Raymond. Le prisme ne peut pas être que thérapeutique. Certaines avancées se traduisent par une amélioration de la qualité de vie qui redonne de l’espoir à des malades en leur facilitant le quotidien. C’est à prendre en compte ».

Le point de vue des patients doit aussi être intégré lors des discussions sur la prise en charge par la solidarité nationale. Une nécessité dans un contexte de croissance des prix. « Notre système est fondé sur la solidarité et la répartition, poursuit Gérard Raymond. C’est une contrainte qui nous oblige à la transparence. Il ne faut pas hésiter à mettre tout le monde autour de la table, pour se confronter et essayer de trouver des solutions acceptables pour tous. Nous devons nous donner les moyens de peser dans la négociation avec les industriels ».

*Selon une note du Conseil d’analyse économique (janvier 2021) sur la même période, le soutien public à la recherche et au développement en santé a augmenté de 11 % en Allemagne et de 16 % au Royaume-Uni

Elsa Bellanger, Damien Coulomb et Loan Tranthimy