LE DIAGNOSTIC n’est pas nouveau. Depuis plusieurs années, les dérives multiples de la médecine sont régulièrement dénoncées. En 2001, le Pr Denys Pellerin mettait en cause le consumérisme médical, coupable selon lui de transformer le médecin en « prestataire de soins » et le malade lui-même en « usager » de ces soins. Hier, en ouvrant la séance du mardi de l’Académie nationale de médecine, le Pr François-Bernard Michel a lancé un réquisitoire véhément contre les « errements issus des évolutions mal maîtrisées », qui mettent à mal l’ « humanisme médical ». Pour illustrer les dérives actuelles, le pneumologue a mulitplié les exemples tirés de l’exercice quotidien :
–Obtention des rendez-vous : « Nous n’avons aucun créneau de consultation avant trois mois. Voyez les urgences. » – « Ce système informatisé est-il irrémédiable », s’interroge le Pr Michel ?
– Révélation du diagnostic : « Vous souffrez d’un cancer très avancé, compliqué de ce que nous appelons des métastases. Je ne peux vous cacher que le pronostic est très réservé. C’est une affaire de mois devant vous . » – « Mais la vérité au malade est-elle due à tout moment et à tout prix ? »
– Choix de la stratégie thérapeutique : « Et bien, Madame, pour traiter votre cancer du sein, il existe deux possibilités : tel traitement, ou tel autre. À vous de choisir. » –« Sans commentaire. »
– Communication des résultats d’examen : « Voilà, nous avons fait votre mammographie, le docteur vous recevra dans une vingtaine de jours pour vous communiquer les résultats. » – « C’est quand même fou de laisser ainsi des personnes abandonnées à l’incertitude et à l’angoisse ! », s’emporte l’académicien.
Sans inférer de ces constats déplorables une loi générale, il les inscrit « dans un contexte de menaces accumulées contre l’humanisme médical ». Des menaces, analyse-t-il, à la fois liées aux évolutions culturelles de la société du XXIe siècle et aux changements intervenus dans les modes d’exercice : « La médecine a été emportée dans le tourbillon du consumérisme général et celui créé par le principe de précaution ; la judiciarisation et les contraintes financières ont pris le dessus partout, et particulièrement à l’hôpital : celui-ci est devenu une entreprise totalitaire au sens soviétique du terme, c’est-à-dire centrée sur elle-même et ses structures, assimilant cet hôpital à une entreprise qui doit être gérée comme une autre, au risque de faire passer au second plan sa raison d’être : l’homme souffrant. »
Le degré zéro de la médecine ?
Les « avancées hautement précieuses de la technologie donnent en outre à la médecine l’illusion d’une autosuffisance, dispensant le médecin d’écouter le malade, de l’examiner et de dialoguer avec lui. ». Du coup, « c’est la mort de la clinique, laquelle n’est pas que l’auscultation et la palpation : clinique inclut tout ce qui concerne la relation d’un souffrant qui se confie, à un soignant qui reçoit sa plainte : regards croisés, mots échangés, silences aussi. Combien de consultants déplorent que le médecin qui les reçoit sans une main tendue, déjà assis face à son ordinateur. Certains médecins ont substitué l’empire des cinq sens, le monopole de l’image radiologique, ou la tyrannie du profil biologique. Mais n’ont-ils pas cédé, eux aussi, aux chimères réductrices d’un homme unidimensionnel ? N’est-on pas parvenu là au degré zéro de la médecine ? »
L’abandon progressif de l’examen clinique découlerait, selon le Pr Michel, outre de la technologie, d’ « une certaine répugnance inavouée du médecin à toucher le corps de l’autre, voire du malade à se laisser toucher ».
Le manque de disponibilité aggrave encore l’ensemble de ces paramètres : « Accablé de gestion, d’administration, de réunions, d’e-mails à lire tous les soirs, le médecin manque de temps. C’est une réalité. Mais, n’est-ce pas aussi quelquefois un alibi ? »
Du coup, on aboutirait aujourd’hui à une situation paradoxale : « Au moment où la médecine dispose de moyens de diagnostic et de traitement qui n’ont jamais été aussi performants, elle tend à perdre ce qui l’a fondée lorsqu’elle était dépourvue de ces moyens, un acte de soin comportant l’examen d’un souffrant par un soignant et un dialogue inaugural et final. »
Le Pr François-Bernard Michel prévient qu’il ne veut surtout pas jouer les Cassandre, n’étant « ni un redresseur de torts, ni un donneur de leçons ». Après avoir mené sa réflexion au sein de la commission Éthique et responsabilités professionnelles, il veut tirer la sonnette d’alarme et lancer la contre-attaque. « Nous allons créer un groupe de travail qui programmera en 2011 une séance thématique sur la question, annonce-t-il. Tout en poursuivant sur les travaux lancés par l’Académie en 2008 (démographie médicale, évolution des CHU, recommandations sur le projet HPST), nous devons nous appuyer sur une prise de conscience des médecins : approfondir les analyses de la situation, réformer les modes d’enseignement (rétablir le compagnonnage médical, revaloriser le rôle des chefs de clinique). Les pouvoirs publics vont aussi être saisis : les critères de sélections des étudiants en médecine doivent être modifiés pour ouvrir les filières aux formations non-scientifiques. On peut être médecin sans être champion en mathématiques. »
* « La médecine de demain, consumérisme ou humanisme ? », rapport adopté à l’unanimité le 9 octobre 2001.
L’Académie de médecine s’alarme du désengagement des États-Unis en santé
Un patient opéré avant le week-end a un moins bon pronostic
Maladie rénale chronique : des pistes concrètes pour améliorer le dépistage
Covid : les risques de complications sont présents jusqu’à trente mois après hospitalisation