Une main serre deux gants en latex remplis d'eau chaude. La photo (intitulée « The hand of God ») illustre l'artefact mis au point par des infirmières brésiliennes en pleine crise Covid pour simuler une présence humaine auprès d'un patient en réanimation. Après les infrastructures, les traitements, les équipements, les lits et les bras, le Covid-19 a menacé le noyau du soin, la relation humaine. Il a ainsi rappelé à l'humilité une médecine qui semblait prise dans la spirale illimitée du progrès et caressait des rêves transhumanistes.
Et pourtant, par certains côtés, la pandémie mondiale a amené les soignants à repousser leurs limites, à se dépasser. Quelles leçons tirer, alors que la cinquième vague charrie avec elle les désillusions et le mal-être du système de santé publique ? Dopée par l'arrivée des vaccins, la médecine techniciste, transhumaniste, fait-elle un retour en force ? Ou bien les soignants, à bout de souffle, doivent-ils (im)poser eux-mêmes leurs limites ? Telles étaient les questions abordées en clôture d'un séminaire de deux ans intitulé « la médecine confrontée aux limites », proposé par le département éthique biomédical du Collège des Bernardins, lieu de rencontre et de réflexion d'inspiration chrétienne.
La crise comme dépassement des limites
« La crise du Covid nous a conduits à faire une médecine hors limites », observe le Dr Cyril Goulenok, anesthésiste-réanimateur (hôpital Jacques-Cartier, Massy), membre du comité d'éthique de la Société de réanimation de langue française (SRLF) et doctorant en philosophie pratique. Loin d'être une étrangeté, ce bras de fer avec l'inéluctable, est à l'origine même de sa spécialité, dès le XVIIIe siècle. « Il s'agit de repousser la limite de la mort qui ne doit pas être perçue comme une frontière nette, un trait unique, mais comme un passage flou, pointilliste », explique-t-il.
Si ce jeu avec les limites n'est pas nouveau pour les anesthésistes-réanimateurs, la pandémie lui a donné de nouvelles formes. Lesquelles ? « La réanimation s'est étendue au-delà de l'unité, dans les blocs, les autres services, les couloirs, les réfectoires, rappelle-t-il. Des services entiers étaient dédiés à une unique pathologie. On a découvert le travail à la chaîne ; la question du tri était omniprésente ».
Les autres spécialités ne sont pas en reste. Tous les soignants ont fait preuve d'une « incroyable énergie », témoigne la Dr Anne-Laure Boch, neurochirurgienne à La Pitié-Salpêtrière (AP-HP) et docteure en philosophie. « Le 19 mars, nous avons fermé 80 % des blocs opératoires, nous avons annulé nos programmes froids pour libérer du personnel pour les soins intensifs. Les services ont mutualisé leurs moyens. On a oublié les pôles et les hiérarchies, les chefs de service se parlaient, les équipes travaillaient ensemble, décrit-elle, précisant que cette réorganisation devait tout aux soignants. Tétanisée, angoissée à l'idée de prendre une mauvaise décision, l'administration s'est mise en retrait et a fait de l'intendance pour que fonctionnent les soins. »
De nouvelles frontières
Las, les spécialistes ont vu poindre rapidement de nouvelles limites. « Nous étions plongés dans un monde masqué. L'hôpital était vidé des accompagnants et des proches. Nous avons même dû nous affranchir de certaines règles déshumanisantes [l'interdiction des visites, NDLR] lors des fins de vie », rapporte le Dr Goulenok.
De son côté, la Dr Boch a vu revenir de plus belle les divisions, avec la lassitude et la succession des vagues épidémiques. « Les autres maladies et spécialités ont relevé la tête et ont critiqué l'extrême priorité accordée au Covid. Nous nous crispons quand les anesthésistes nous disent quand opérer ! », décrit-elle, caustique, apercevant un mouvement similaire dans la société. « Le reste de la société a dénoncé - à juste titre - la place accordée à la "vie nue" comme souverain bien. Pendant des mois, tout a tourné autour de nous, médecins, ce qui pouvait être malsain. »
La vacance de l'administration n'a pas duré. « Le monde d'après est pire qu'avant : burn-out, dépressions, grèves, démissions… Les soignants expriment leur désarroi comme ils peuvent, notamment en refusant la vaccination, perçue comme “l'effort de trop” », analyse la neurochirurgienne. « On ferme des lits faute de personnels et nous nous retrouvons dans de terribles dilemmes : si l'on diminue l'activité pour l'adapter aux forces en présence, les directions diminuent nos moyens. Si l'on assume la charge de travail quitte à craquer, on nous dit qu'on a bien fini par y arriver. »
Résultat : alors que le Covid s'installe de façon endémique, le fossé se creuse entre les promesses illimitées de la médecine et les ressources matérielles et psychologiques limitées, la tension s'acutise entre la gestion et les soins. Le constat se vérifie aussi en psychiatrie, analyse la Dr Véronique Lefebvre des Noëttes, géronto-psychiatre, avec l'extension des souffrances auxquelles la profession, plombée entre autres par un manque de médecins, peine à répondre. « Le système pousse les soignants à s'insurger contre ces limites qui nous semblent insurmontables. Il est pourtant normal que les ressources soient limitées, les dépenses de santé en France représentent déjà 11,2 % du PIB », remarque la Dr Boch.
Réfléchir à la décroissance
Que faire ? « Il faudrait éviter la déconnexion entre la décision et ceux qui font le soin. L'investissement doit se centrer sur le personnel soignant ; le discours ne doit pas se perdre en promesses infinies », avance-t-elle. « Nous souhaitons travailler dans le monde tel qu'il est. Que chacun revienne à sa tâche - soigner dans les limites de la simple médecine - et qu'on nous donne les moyens de l'accomplir, ni plus ni moins ! » Et la neurochirurgienne d'inviter ses confrères à réfléchir sur la notion de décroissance en santé.
Pas question pour autant de diaboliser l'administration. Selon la Dr Boch, les médecins doivent aussi prendre conscience de leur rôle dans la course au toujours plus, et poser leurs limites - acte toujours moins douloureux s'il vient de l'intérieur. « Ce n'est pas simple, la frénésie d'organisation ne vient pas de l'extérieur, nous sommes parties prenantes et devons nous rééduquer pour échapper à cette tyrannie de l'administration », concède-t-elle.
Certains médecins creusent le sillon. Au prix parfois d'un certain désaveu social : « On me dit que je suis la pire médecin parce que je ne reçois que cinq patients par matinée : mais des consultations psychiatriques pour des patients polypathologiques accompagnés par leurs aidants prennent du temps », assume la Dr Lefebvre des Noëttes, également docteure en philosophie pratique et éthique médicale.
« En réanimation, nous ne cessons de chercher le juste milieu entre les soins et l'obstination déraisonnable, reprend le Dr Goulenok. Le Covid nous a remis face à la réalité de la mort. Il est souvent plus facile de continuer les soins que d'arrêter. D'où l'importance de travailler en équipe et en lien avec les familles. » Et la Dr Boch corrobore : « Nous sommes parfois aspirés par l'obligation de continuer à soigner, car c'est ce que nous savons faire. Or, cela ne profite pas toujours au patient, notamment aux personnes âgées qui récupèrent difficilement. » Son remède aux dérives technicistes : réfléchir à plusieurs et suivre des séminaires d'éthique médicale.
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