LE QUOTIDIEN : Pourquoi avoir proposé aux jeunes étudiants des séances de casuistique ?
Dr MARIE-ANGE EINAUDI : Nous souhaitions donner un espace de parole aux futurs soignants qui tout au long de la crise sanitaire ont été confrontés à des situations inédites et particulières. Nous voulions aussi mettre en regard ce qui leur avait été demandé et leur formation, et voir quel accompagnement ils avaient reçu. Nous espérions enfin leur montrer que nous reconnaissions leur place dans la crise, les soutenir, les valoriser.
Ce n’est pas la première fois que nous prêtions attention aux jeunes. Dès juillet 2020, nous avions sollicité le représentant des internes dans le cadre d’une autosaisine que la cellule éthique de soutien* réalisait sur le vécu des soignants et leur souffrance, lors de la première vague. Puis en décembre 2020, trois internes avaient participé à notre saisine sur l’impact éthique de la confrontation à la mort chez les soignants.
Comment se sont concrètement déroulées ces séances ?
Nous avons organisé ces séances fin avril, à la fin de leur stage de six mois, et avons ciblé internes et externes, principalement à travers leurs associations. Nous avions proposé deux formats d’une heure trente, l’un en présentiel, l’autre en distanciel. La première séance a réuni quatre externes, la seconde, huit internes. C’est peu, mais nous nous y attendions : comme le rapportent souvent les cellules psychologiques classiques, les soignants ont rarement recours à l’aide proposée. Et ceci dès le plus jeune âge.
Nous étions deux à modérer les séances, le Pr Jean-Robert Harlé (directeur de l’Espace Éthique PACA-Corse, professeur de médecine interne) et moi-même. Même si nous avions en tête de grandes questions d’éthique − modification de la relation de soin dans un contexte de restrictions, équité, rapport à la souffrance, à la mort, etc.−, nous souhaitions avant tout partir de leurs récits et laisser vivre la discussion. Ils ne se connaissaient pas, avaient exercé dans des services différents, mais se rejoignaient sur de nombreux points.
Il ne s’agit pas de séance de casuistique à proprement parler, comme lorsque nous sommes saisis par un service pour discuter d’une situation clinique inextricable. Pour rappel, la casuistique est une méthode qui s’efforce de résoudre les cas de conscience et qui procède par analyse de cas. Mais le terme a piqué leur curiosité !
Que vous ont rapporté les externes ?
Ces « bébés docteurs », comme on les appelle affectueusement, exprimaient des inquiétudes et interrogations par rapport à leur formation. Ils nous ont fait part d’expériences auxquelles ils avaient assisté mais sans en comprendre toujours les tenants et aboutissants, par exemple lorsqu’il s’agissait de prioriser les patients. Nous essayions alors d’expliciter ce qu’ils avaient vécu et de poser des mots, voire des concepts éthiques (équité, responsabilité, autonomie) sur les expériences relatées.
Ils s’interrogeaient aussi sur ce qu’ils n’avaient pu apprendre, craignant des lacunes qui pourraient contraindre leurs choix à venir. Certains ont confié des scènes qu’ils avaient vécues comme de la moquerie ou du reproche, lorsqu’ils arrivaient au bloc sans savoir s’habiller. D’autres disaient qu’ils avaient été protégés du pire du Covid par des chefs de service qui les avaient envoyés dans des secteurs épargnés.
Les externes ont eu aussi à endosser des rôles chargés en émotions. Les familles étant absentes, les patients les sollicitaient sur des questions auxquelles ils n’étaient pas préparés et ne savaient pas répondre, même s’ils essayaient d’être rassurants. Dans le cadre d’une initiative portée par une association d’externes, certains sont venus apporter des tablettes aux patients lors de la première vague. Ces jeunes se sont alors retrouvés témoins de discussions fort éprouvantes entre un patient qu’ils assistaient sur le plan numérique et son proche éloigné.
L’expérience des internes était-elle différente ?
Ils étaient moins dans le questionnement et davantage dans l’expression et le partage de leur indignation, en particulier à l’égard des processus de priorisation. Ils ont d’emblée soulevé la question du tri en réanimation, mais plus largement dans les soins : comment accepter que des choix sanctionnent le devenir de certains patients ? Sur quels critères ? Qui décide ? Ils se voyaient systématiquement répondre : « Il ne reste qu’une place en réa… ».
Les internes ont aussi eu besoin de revenir sur leur place dans les équipes. Ils se retrouvaient parfois au milieu de conflits entre services, chacun défendant leurs patients respectifs. Les internes pouvaient le vivre comme de l’injustice, d’autant qu’ils pouvaient être en désaccord avec certaines injonctions ou observer des incohérences dans les prises en charge : par exemple, des personnes de la même famille hospitalisées dans des services différents avaient à répondre de règles différentes.
Nous les amenions alors à évoquer des concepts comme la justice distributive, mais aussi le principe de non-malfaisance, à travers la crainte de mal faire. À partir d’un ressenti de compassion et le souci du respect de l’autre, nous abordions la question de la bienfaisance et de l’autonomie du patient.
Notre rôle était ainsi d’écouter la colère et de la réorienter vers des enjeux éthiques ; de faire en sorte que les internes puissent discerner les conflits de valeurs auxquels ils étaient confrontés. Ils nous ont remerciés pour cela. Leurs témoignages autour des risques de perte de chance pour les patients qui voyaient leurs soins reportés ou de l’impact des interdictions de visites auprès de ceux hospitalisés révèlent leur sensibilité aux aspects humains des décisions en santé. La période a pu leur sembler d’autant plus délicate que même à l’extérieur de l’hôpital, en société, ils étaient sollicités sur des questions beaucoup plus générales comme la vaccination, les cas contacts…
La crise a pu engendrer beaucoup de souffrances chez les internes. Que peut apporter l’éthique ?
Développer une culture de réflexion éthique au sein des services peut contribuer à diminuer la souffrance au travail. Cela permet aux soignants de partager leurs difficultés, en allant plus loin qu’un groupe de parole à orientation psychologique, car il s’agit de réfléchir aux pratiques à la lumière d’enjeux éthiques et en confrontant les approches de chacun. Que dois-je faire ? Qu’aurais-je dû faire ? Y a-t-il une limite à mes actions ?
Les étudiants en médecine ont bien des cours d’éthique à l’université. Mais il peut survenir un décalage entre l’apprentissage théorique et ce qu’ils vont vivre sur le terrain, face au sujet malade. On leur permet ainsi de remettre cet éclairage éthique et de revivifier l’aller et retour entre ce qu’ils ont appris et ce qu’ils vivent.
Nous souhaitons proposer à nouveau de telles séances à la fin de chaque stage d’internat, et nous rappelons aussi à tous les étudiants que nous sommes à leur disposition s’ils ont besoin d’un regard extérieur éthique sur des situations complexes, pour les aider dans leurs choix.
En l’occurrence, ces séances ont permis de conclure sur une note optimiste, indispensable pour l’après-pandémie : nonobstant les difficultés, le métier de médecin est extraordinaire si l’on se focalise sur l’essentiel, le malade. Malgré leur colère, voire leur indignation, nous avons cherché à valoriser ce que les étudiants avaient fait au bénéfice des patients.
Avez-vous l’impression que les médecins se saisissent davantage de l’éthique que les précédentes générations ?
Il me semble que l’intérêt pour l’éthique grandit, de plus en plus d’internes s’inscrivent au master. Le Covid a mis cette réflexion à la mode. Son enracinement dépendra de la façon dont chaque soignant développera une telle culture dans son
service et dans sa pratique.
*À la suite de l'avis du 13 mars 2020 du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), l'Espace Éthique PACA-Corse a mis en place une cellule éthique de soutien pour accompagner la réflexion des soignants et des citoyens pendant la crise sanitaire.
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