Dans une perspective transculturelle

Les représentations de la maladie psychiatrique

Publié le 05/12/2013
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Crédit photo : BSIP

Rahmeth Radjack (1) et Marie Rose Moro (2)

TOUTE RELATION est culturelle. Les données culturelles sont les ingrédients de toute relation humaine. Par extension, toute psychiatrie est culturelle. Dans une perspective trans- ou interculturelle, c’est-à-dire dans une approche centrée sur la prise en compte de la dimension culturelle, lors de la prise en charge d’une maladie, quand clinicien et patient ne sont pas de la même culture, l’universalité psychique est le premier principe. La psyché est la même pour tous, sans hiérarchie des représentations et des valeurs, et cela est un postulat fondamental. Le second est le codage culturel : les manifestations cliniques ou symptômes de ce psychisme peuvent diverger d’une culture à l’autre. Les représentations concernant la santé ou la maladie (ce qui peut être dit, ce qui doit rester intime…) sont issues de ce codage culturel. Si elles sont prises en compte et si le clinicien a une position transculturelle, alors ces représentations peuvent s’avérer un allié formidable dans la prise en charge globale d’un patient.

Représentations du professionnel, et de la maladie.

Pour un patient migrant récemment arrivé en France, il s’avère souvent nécessaire d’expliciter le sens du recours un psychiatre ou psychologue. Qui est-il et que va-t-il vraiment apporter ? Plusieurs patients originaires d’Afrique subsaharienne nous disent que, chez eux, on règle les problèmes par des actes, ici, on le fait par la parole. D’autres ont des plaintes d’ordre somatique, modalité d’expression courante de la souffrance dans des sociétés où sa conception est holistique, sans dichotomie âme/corps, comme dans les sociétés occidentales ; ils vont s’adresser préférentiellement aux médecins généralistes. Le risque, pour le clinicien, est de ne pas prendre au sérieux des symptômes masquant souvent un trouble dépressif ou anxieux avéré (Baubet et Moro, 2013). Le psychiatre peut aussi s’inscrire dans un itinéraire thérapeutique où le patient a eu recours à des secteurs informels et traditionnels pour régler ses problèmes. Loin de faire concurrence à la médecine occidentale, ce recours aux guérisseurs peut s’inscrire dans le parcours de soins du patient.

Comment se représente-t-on la maladie mentale hors de nos frontières ? Rien que les mots pour définir la folie, le malade mental et la dépression sont variables selon les pays (Roeland, 2003). À partir d’une étude en population générale à grand effectif centrée sur les représentations, Roeland rapporte qu’aux Comores, le dépressif est proche du fou et du malade mental. À l’Île Maurice, il retrouve plutôt la notion de fatigue mentale et de découragement. En France métropolitaine, il s’agit d’une souffrance psychologique, d’une tristesse, avec une vision négative et une incapacité à assumer la vie courante. À la Réunion et à la Guadeloupe, on dit parfois que le sujet «  est pris des nerfs  », il fait des crises, ne contrôle plus ses émotions et ce, en relation avec un choc psychologique ou des ennuis. C’est une conception très énergétique d’action/réaction face à des problèmes. Alors que la représentation même de la maladie mentale est diversifiée, il peut en découler des variations dans la manière de présenter les symptômes par le patient migrant.

La part sociale des maladies psychiatriques.

La médecine se dote d’un pouvoir normalisant des comportements sociaux : « Le pathologique n’est plus simplement déviation du physiologique dans l’individu, mais déviance dans le corps social » (Canguilhem). D’ailleurs, la terminologie anglo-saxonne emploie plusieurs termes pour désigner la maladie, dont l’illness (expérience subjective), différenciée de disease (maladie au sens physiologique) ou de sickness, qui cible l’expérience sociale de la maladie telle qu’elle est vécue et comprise par le patient et le médecin. Ainsi, certains symptômes peuvent être inquiétants dans une culture et pas dans une autre. C’est le cas de manifestations cliniques qui se greffent sur une explication culturelle telle que la transe ou la possession (classés parmi les troubles dissociatifs dans les manuels de psychiatrie). Devereux, fondateur de l’ethnopsychanalyse, distinguait « désordre ethnique », en tant que comportement anormal mais adapté, repérable et compréhensible, sorte de modèle psychopathologique au sein d’une culture, et les « désordres idiosyncrasiques », invariablement anormaux, quelle que soit la culture. Les idées de possession, d’envoûtement et de persécution qui ne sont pas délirantes mais qui peuvent se rencontrer chez tous les sujets fournissent un exemple de désordre ethnique. En situation migratoire, les modèles coexistent et il peut y avoir plusieurs manières de penser la maladie et le désordre, ce qui impose une évaluation transculturelle plurielle.

Prendre en compte les univers culturels pour limiter les risques d’erreur de diagnostic ou d’appréciation.

Kleinman (1977), psychiatre et anthropologue américain, a proposé le concept de category fallacy ou erreur catégorielle, pour désigner l’application à un groupe culturel de critères diagnostiques définis au sein d’un autre et dont la validité transculturelle n’a pas été établie.

Ce sont les misdiagnoses, entraînant une surestimation des diagnostics de psychoses délirantes des patients immigrés, au détriment d’autres diagnostics alors sous-estimés (souvent les troubles dépressifs et post-traumatiques). Plusieurs facteurs sont en cause : la distance culturelle entre le clinicien et le patient, la variabilité sémiologique des troubles psychiques ou les culture bound syndromes (Radjack et coll., 2012).

En effet, les comportements, le langage, les croyances divergentes entre le thérapeute et son patient peuvent être à l’origine de mauvaises interprétations. La question entre normal et pathologique peut requérir une connaissance anthropologique (pour dissocier croyance culturelle et délire par exemple).

Comment discerner aussi la subjectivité dans l’établissement d’un diagnostic de schizophrénie, où les symptômes tels que la froideur du contact, les bizarreries, l’émoussement affectif et le sentiment de persécution relèvent d’une évaluation qualitative ? Comment déceler les signes de traumatisme psychique parmi les récits où interviennent ancêtres et esprits ? À cela s’ajoutent les préjugés implicites et explicites du clinicien occidental, qui, en tant qu’être culturel, ne peut lui-même prétendre à une vision purement objective. Il est lui-même codé par sa culture. Cette distance culturelle doit être intégrée comme paramètre, sous peine d’incompréhension importante entre les deux acteurs.

De même, à la seconde génération de migrants, où la question de la différence de langue ne se pose plus, il reste la nécessité de prendre en compte la situation de vulnérabilité des enfants liée à la situation transculturelle et aux clivages qu’elle peut entraîner (Moro, 2010).

(1) Psychiatre, Maison des adolescents de l’hôpital Cochin

(2) Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Université Paris Descartes, Chef de service de la Maison des adolescents de l’hôpital Cochin. www.maisondesolenn.fr

Baubet T. Le diagnostic psychiatrique en situation transculturelle. In : BAUBET T, MORO MR, éditeurs. Psychiatrie et migrations. Paris:Masson ;2003: 61-74.

Baubet T et Moro MR. Psychopathologie transculturelle. 2nd édition, Paris : Masson ; 2013.

Devereux G. Essais d’ethnopsychiatrie générale. Gallimard, Paris, 1970.

Kleinman A. Depression, Somatization and the “New Cross-cultural Psychiatry”. Social Science and Medicine, 1977 ; 11:3-10.

Moro MR Nos enfants demain. Pour une société multiculturelle. Paris, O Jacob, 2010.

Radjack R, Baubet T, El Hage W et al. Peut-on objectiver et éviter les erreurs diagnostiques en situation transculturelle ? Annales Medico-Psychologiques 170 (2012) : 591–595

Roelandt JL. Cultures et recherches en santé mentale. L’information Psychiatrique, 2003 ; 79 : 859-66


Source : Bilan spécialistes