S’il y avait un adolescent, s’il est une figure littéraire de l’adolescence, « un génie incarné de la jeunesse », c’est bien Arthur Rimbaud (AR), qui nous a rapporté quelques secrets de cet âge cartilagineux où il faut tenter de contenir jusqu’à épouser sa croissance, cette fièvre du temps dans la vie, où il faut supporter l’étrange télescopage du passé et du futur sur la crête du présent. Cette période où émergent en même temps « les boutons et la poésie » c’est-à-dire le sexuel et l’idée de la mort pourrissante en même temps que l’esthétique et l’éthique.
AR est pour autant un adolescent bien particulier, comme fait au fusain (dessiné par Forain) et inachevé, resté à l’état d’exquise esquisse. Le charme des esquisses, par rapport aux tableaux achevés trop maquillés et vernissés, c’est la vérité de la présence sur la toile de toutes les motions pulsionnelles, de toute la terreur sauvage propre à cet âge ; avant les repentirs… ces drôles de corrections qui, au cours de l’exécution d’un tableau, font disparaître… quoi ! si ce n’est la trace d’un désir, trop vite devenu, avec la perte de l’innocence et de l’insouciance de l’enfance, une faute, un péché.
AR n’est pas totalement sorti de l’enfance et de ses « naïvetés évanescentes » (Paul Valéry). Il a gardé (Marcel Proust) « l’innocence rare de l’enfant fondamental ». Il entre brutalement dans la puberté et il est littéralement chassé de l’enfance par elle, violenté (de l’intérieur) par elle… je est une autre.
Pour Mallarmé, c’est « la puberté perverse et superbe », pour Valade, c’est « le plus effrayant exemple de précocité mûre que nous n’ayons jamais vu », pour Breton c’est « le véritable dieu de la puberté comme il en manquait à toutes les mythologies ».
Une seule phrase de Rimbaud dans « Génie » pour exprimer ce qu’est pour lui la pubescence :
« Son corps !
Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce
Croisée de violence nouvelle. »
Un étrange appétit pour les fugues… l’errance… la bohème
Le mot d’ordre d’AR est « en avant, toujours en avant », « il faut être absolument moderne » Mais pourquoi faudrait-il suivre ses mots d’ordre de départ… Qu’est-ce qui presse… qu’est-ce qui pousse ?
On ne part pas. Pour le plaisir de voyager ni de voir du pays. « Ce serait trop con », disait Henri Michaux, l’autre Belge qui poursuivait : on essaye de fuir quelque chose ou quelqu’un… et on retrouve sans cesse… ses « racines ancêtres à tuyau de pipe » et son « désert intérieur ». On essaye, pour AR, de fuir la descendance et la race, c’est-à-dire l’aliénation psychologique et morale qu’a exercée sur lui le lieu où il lui a été donné de naître.
On ne part pas. Pour rencontrer l’autre… L’étranger (« je hais les voyages et les explorateurs », commentait Claude Lévi-Strauss dans « Tristes topiques »), si ce n’est par la grâce d’une trêve d’avec soi-même, prodiguée par la rencontre avec l’autre, la possibilité de rencontrer l’autre en soi… l’étranger de l’intérieur, de Nietzsche, l’ennemi intérieur, de Baudelaire.
On part. C’est vrai, mais sûrement insuffisant ; pour fuir l’idéologie de sa classe sociale, éduquée par l’argent et non par l’amour… C’est toute l’histoire de la rencontre ratée d’AR avec « l’orgie babylonienne » qu’a été la Commune de Paris, dont on fête l’anniversaire cette semaine, lui l’anarchiste dont on ne sait toujours pas s’il a fini par devenir vendeur d’armes et d’esclaves.
On part. C’est vrai, mais sûrement insuffisant ; pour se déganguer de son éducation religieuse, chrétienne « à mort », grande école du vice comme toutes les religions sans transcendance. Celle où la sexualité est à ce point cachée, qu’elle devient instigatrice de culpabilité, de dégoût et de honte… celle où « le poison chrétien, l’opium du peuple absorbé (« absorculé », dans le lexique rimbaldien) tous les jours, instille le péché de la chair et substitue la charité à l’amour ». « Je suis l’esclave du baptême, mort à Dieu, à bas le christianisme ce voleur d’énergie », criait AR.
Comme Nietzsche, AR voulait être Dionysos plutôt que Christ, revenir à un état antérieur à l’apparition du christianisme… un tragique moins orienté, plus ouvert… L’état de fils du soleil où on peut voler le feu. Il voulait, comme Nietzsche « posséder la vérité dans une âme et un corps comme seuls les enfants la possèdent ». Il voulait être une destinée et non un destin. Ce Christ-là se révolte, il dit merde à Dieu – ce qui est une façon de reconnaître son existence – et, quant à l’autre, la mère et la femme de Dieu, il l’exhorte dans « soleil et chair » : « Je crois en toi ! Je crois en toi Divine Mère Aphrodite marine – oh ! La route est amère depuis que l’autre dieu nous attelle à sa croix ».
« Sortir de ce triste trou »
On part d’abord et avant tout pour :
S’extirper de la « matrice » et des « mam » (mamelles) : « Dehors à jamais dehors ! Assis sur le seuil de la matrice » (Printemps noir) ; quitter la mère fermant le livre du devoir, la mère Rimbe confite dans une fausse dévotion, la Daromphe (L’absinthe), ab-sainte, la fée verte est ab-somphe pour AR, le contre-poison à la religion ; quitter, y compris dans la langue, la mother de Charlestown, Rimbaud anglicise sa mère et sa ville natale, dans une ironie désespérée pour les éloigner de lui et les protéger à la fois ; quitter la « Vierge folle » habillée de deuil, « l’amoureuse de la mort » (Yves Bonnefoy), « la mer dont le sanglot, faisait mon roulis doux, monta vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes… l’ange folle escorté d’hippocampes noirs » ; quitter surtout l’inconscient maternel où on est incarcéré, « la bouche d’ombre », titre emprunté à Victor Hugo ; Marie-Catherine-Félicité, Vitalie Cuif, orpheline de mère à l’âge de 5 ans n’a jamais quitté son père Jean Nicolas Cuif, son premier et grand objet d’amour avant sa mort (Jean-Nicolas-Arthur Rimbaud a alors 4 ans). À perdu sa fille Vitalie âgée de 3 mois (Arthur a 2 ans et demi). Elle a eu beaucoup de soucis avec son homme, enfui très tôt.
Se dégager, donc, du corps maternel, foyer Centro-originel, triste trou, et de l’incarcération dans l’inconscient maternel et des fantasmes passionnés et mortifères de cette femme puritaine et perverse, mais surtout orgueilleuse et implacable. Contrer les fantasmes mortifères, qui ne sont pas vœux de mort mais communauté de détresse, amour sans partage et non « régalade » de haine.
Le sang de l’exil et d’un père
Après la vierge folle, qui s’est déclarée veuve le jour du départ de son mari (Arthur avait 6 ans)… l’époux infernal. Le capitaine Frédéric Rimbaud, capitaine d’infanterie, se marie avec Vitalie en 1853, il a 39 ans, elle a 28 ans, il la voit lors de rares permissions et lui fait 5 enfants. En un mot, pour ce qui concerne notre propos « le pubère où circule le sang de l’exil et d’un père » le recherchera dans tous les villages-casernes sans jamais le retrouver. Ce qui l’obligera à le créer : « l’absence du corps du père, transféré à l’esprit poétique du fils », (Jean Gilibert).
À jauger la distance entre papa et maman, avec dans la tête les fantaisies scabreuses. Pour maman, « ô que ma quille éclate, que j’aille à la mer » ; pour papa « et tirons-nous la queue ! » que de chemin encore avant la création dans retour à l’enfance : « elle est retrouvée. Quoi ? – L’éternité. C’est la mer allée au soleil ».
D’un rêve à l’autre
Milan Kundera : « il n’avait pas lui-même de chez-soi… son chez-soi était dans ses pas, dans sa marche, dans ses voyages. Il ne pouvait vivre qu’en passant d’un rêve à un autre ». Et donc AR n’était pas uniquement mû par la recherche du père dans son identification inconsciente ; et n’essayait pas seulement d’échapper à l’aspiration du trou noir et triste de la mère folle ; il a découvert, dans la liberté libre, et dans l’âpre liberté non exempte de destructivité, une affirmation de soi. « Je suis l’autre » (G. De Nerval), « si j’existe je ne suis pas un autre » (Lautréamont), « quel ange n’est démon » (Rainer-Maria Rilke).
Texte tiré de : Maurice Corcos. Rimbaud, une adolescence violée. Collection L’esprit du temps 2017. 204 pages. Avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
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