Dr Jonathan Cohen et Pr Arsène Mekinian : « Les grossesses arrêtées sont banalisées et presque méprisées »

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Publié le 04/06/2025
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Les grossesses arrêtées à répétition ont fait l’objet à Paris, en mars, d’un congrès organisé par le Dr Jonathan Cohen, gynécologue à la clinique Sainte-Thérèse (Paris), et le Pr Arsène Mekinian, interniste à l’hôpital Saint-Antoine (AP-HP). Dans un entretien au « Quotidien », les deux spécialistes soulignent l’importance de développer la prise en charge des grossesses arrêtées, dont les bilans disponibles ne sont pas suffisants dans la majorité des cas et la prise en charge encore largement empirique.

Le Pr Arsène Mekinian (à gauche) et le Dr Jonathan Cohen (à droite)

Le Pr Arsène Mekinian (à gauche) et le Dr Jonathan Cohen (à droite)
Crédit photo : DR

LE QUOTIDIEN : Que sait-on des causes des fausses couches multiples ?

Dr JONATHAN COHEN : Dans 50 % des cas, la cause des fausses couches n’est pas retrouvée, même si l’on sait que la plupart d’entre elles sont dues à des anomalies chromosomiques des embryons, survenant soit au moment de l’ovulation, soit au cours du développement. Les autres étiologies possibles sont thrombotiques, immunologiques, endocrinologiques ou encore anatomiques avec certaines malformations utérines. Il n’est pas possible de déterminer la cause sans un bilan complet chez la mère et chez le père.

Il y a également un contexte clinique à prendre en compte. Plus la patiente fait de fausses couches, moins on est susceptible de retrouver des anomalies. Les séries parlent de 60 % d’anomalies chromosomiques au bout de trois fausses couches et 10 % au bout de neuf. Donc il y a un vrai intérêt à rechercher des origines autres que l’anomalie chromosomique chez les couples qui font des fausses couches répétées. Il faut aussi prendre en compte l’âge de la mère ! Faire trois fausses couches à 25 ans n’a pas les mêmes implications qu’à 40 ans et plus où 90 % des embryons sont porteurs d’anomalies chromosomiques.

Pour avancer sur le diagnostic, il faudrait que nous puissions analyser un maximum de produits de fausses couches, et ce dès la deuxième. Le problème est que cela coûte cher et que ce n’est pas facile à organiser, notamment si la fausse couche a eu lieu à la maison. Il y a tout un circuit à mettre en place : il faut faire un prélèvement de sang chez la mère pour vérifier que l’analyse porte bien sur un embryon et pas du tissu maternel. À cela s’ajoute un petit flou en France sur le remboursement de l’examen, qui n’est pas toujours garanti.

Les résultats de ce genre de test permettent en premier lieu de « rassurer » certains patients. Si, à 42 ans, une anomalie chromosomique est découverte, on peut leur dire qu’ils n’ont simplement pas eu de chance et n’ont pas de signe d’infertilité particulier en dehors de l’âge. En revanche, si l’embryon est normal, un traitement immunomodulateur peut être envisagé.

Nous avons créé l’association SOS Fausses couches, avec laquelle nous tentons de démocratiser l’accès à l’analyse des produits de fausses couches via un réseau de médecins répartis sur l’ensemble du territoire français.

Pr ARSÈNE MEKINIAN : En France, nous sommes en retard en ce qui concerne la recherche sur l’analyse des embryons, et en particulier sur l’interprétation des analyses génétiques. D’autre part, en absence de cause génétique, et après un bilan complet normal, une origine immunologique peut être évoquée, mais les examens disponibles à ce jour ne sont pas validés. Cela a ouvert la porte à une multiplication d’examens commerciaux pour le moment non validés qui induisent une errance et une discordance entre les avis médicaux. C’est un constat assez unique et propre à notre spécialité : une telle situation ne serait pas imaginable par exemple en cancérologie.

Pourquoi un tel retard ?

Pr A. M.  : Les raisons sont classiques : un manque d’intérêt et de financement. Le grand public n’est pas mobilisé par la question des fausses couches et il faudrait que des leaders scientifiques et politiques s’emparent de la question.

Les grossesses arrêtées et les échecs d’implantation sont banalisés, considérés comme une fatalité, en particulier après 40 ans. La preuve en est que l’initiative SOS Fausses couches repose sur les seules épaules d’un médecin comme le Dr Cohen, mais elle devrait aboutir grâce à l’implication des sociétés savantes et des instances publiques décisionnaires.

Cela étant dit, il y a un vrai changement depuis cinq ans, bien que l’on compte encore sur les doigts de la main les laboratoires qui travaillent sur ces sujets. Le président Macron a promu un plan infertilité, mais il est intéressant de noter que ce dernier a été particulièrement appuyé par les associations de patientes. La recherche sur les fausses couches est un domaine assez vierge. Il n’y a pas, par exemple, de spécialité de l’immunologie de la reproduction. Notre réseau de recherche n’est pas bien structuré et ce n’est d’ailleurs pas un constat spécifique à la France.

Dans certains pays comme l’Espagne, des structures privées s’intéressent beaucoup au développement de tests, mais il est nécessaire qu’une recherche universitaire académique de bon niveau les valide avant une utilisation en routine. En France comme ailleurs, il n’y aura une recherche de bonne qualité que lorsqu’elle sera faite et pilotée par les sociétés.

L’étiologie immunologique semble être la principale cause invoquée après les anomalies chromosomiques, presque par défaut. Que sait-on de l’efficacité réelle des traitements immunomodulateurs ?

Dr J. C. : En l’absence de malformation fœtale, l’origine immunologique d’une série de fausses couches reste une supposition car nous n’avons pas, à ce jour, trouvé de marqueur fiable. C’est pourquoi sont donnés des traitements empiriques, dont l’expérience nous dit qu’ils fonctionnent, mais qui ne sont pas adaptés à une pathologie précise. Même nous, les spécialistes de la médecine de la reproduction, qui avons l’habitude de prescrire des corticoïdes intramusculaires, des anti-TNF alpha et maintenant des immunoglobulines intraveineuses, devons bien reconnaître que cette pratique ne repose pas sur des grands essais.

De tels essais ne seraient, du reste, pas faciles à mettre en place, car ce n’est pas si courant de croiser des patients qui font cinq fausses couches ou plus. Sans parler des financements, qui sont très durs à décrocher.

Pr A. M.  : Plusieurs marqueurs sont en cours de développement pour aider à identifier une cause immunologique à des fausses couches répétées. C’est par exemple le cas des récepteurs HLA-KIR exprimés à la surface des cellules NK.

Pourquoi ne pas élargir ces études aux femmes qui ont déjà fait deux fausses couches puisque cela correspond à la définition des fausses couches multiples admise en France ?


Dr J. C. : Plus on soigne de patientes qui ont un nombre important de fausses couches, plus on a des chances de tomber sur des femmes avec un trouble d’ordre immunitaire. Le consensus est donc de commencer par recruter des femmes ayant des antécédents de six fausses couches. En France, l’étude Facil2 évalue en ce moment l’efficacité de l’interleukine 2 à faible dose chez les femmes ayant des antécédents d’au moins cinq fausses couches.

Une présentation de votre congrès sur les grossesses arrêtées était consacrée à un projet de registre de l’AP-HP. À quoi doit-il servir ?

Pr A. M.  : Pour l’instant, il s’agit d’un registre rétrospectif dont le premier objectif sera de concentrer les données éparpillées et collectées par des équipes individuelles. Puis nous continuerons à alimenter ce registre multicentrique, le premier en France, avec les données des nouveaux patients. Grâce à cet outil, nous pourrons mesurer la prévalence des différents marqueurs et en mesurer le lien avec le risque de fausses couches et d’échecs d’implantation. Ces données pourront être exploitées par les groupes qui travaillent sur des tests immunologiques et permettront de donner des informations capables de motiver de véritables essais cliniques randomisés sur l’efficacité des traitements immunologiques.

Le gynécologue doit-il être le seul impliqué dans la prise en charge des couples souffrant de fausses couches répétées et inexpliquées ?

Dr J. C. : Dans l’idéal, trois grands corps de métier devraient interagir : le gynécologue, l’immunologiste pour les traitements immunosuppresseurs empiriques, et le généticien car il existe des causes génétiques non chromosomiques. Lors de notre congrès, la Dr Laïla El Khattabi, de l’hôpital Armand-Trousseau (AP-HP), a proposé un topo très complet sur les anomalies génétiques non chromosomiques en tant que cause possible de certaines fausses couches. C’est un exemple de ce que peuvent apporter les généticiens à notre communauté.

À l’avenir, une analyse en génome entier pourrait rechercher des mutations chez l’embryon, le père et la mère. En comparant les trois résultats, il serait alors possible de trouver des mutations de novo survenant pendant le développement embryonnaire, à l’origine de la fausse couche.

Il ne faut pas non plus oublier les causes « de base » : polype utérin, fibrome, anomalies de la cloison de l’utérus, syndrome des ovaires polykystiques, dysthyroïdie. Pour l’instant, c’est le gynécologue qui se débrouille tout seul pour passer en revue toutes ces causes possibles, mais il doit pouvoir compter sur des référents s’il est perdu.

Repères

Mai 2021

Publication d’un rapport dans le Lancet sur l’épidémiologie des fausses couches dans le monde. Selon ce travail, 23 millions de fausses couches surviennent chaque année, soit 44 par minute

Février 2022

Le Pr Samir Hamamah remet un rapport sur les causes de l’infertilité au gouvernement

2022

Mise en place du congé pour fausse couche dans certaines entreprises françaises, marquant une première reconnaissance du deuil

Juillet 2023

Adoption d’une loi visant à favoriser l'accompagnement des couples après une interruption spontanée de grossesse, avec la mise en place d'un parcours spécifique dans chaque agence régionale de santé, depuis septembre 2024

Propos recueillis par Damien Coulomb

Source : Le Quotidien du Médecin