Entretien avec Laurent Degos

Publié le 02/05/2017
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Laurent Degos

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couverture Laurent Degos

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Décision santé. Quel est votre regard sur la campagne électorale ?

Laurent Degos. Tout ce qui a été proposé à droite ou à gauche ne relève pas du grand débat d’idées. On a parlé certes de l’hôpital, des déserts médicaux, du numerus clausus, des inégalités. Pour apporter des solutions à ces questions, toutes les lois promulguées ont été des simples rustines posées sur le système. La dernière loi de santé en est l’illustration. De 57, on est arrivé à la fin du marathon parlementaire à 227 articles. Une loi plutôt que de répondre aux demandes devrait porter une vision claire reposant sur des valeurs communes. Les articles en déclineraient ensuite les principes.

Ce partage d’une vision globale est d’autant plus nécessaire que les grands progrès en médecine ont remis en cause tous nos repères anthropologiques. Le prélèvement chez un homme sain était par exemple contraire aux valeurs partagées par les communautés humaines. Mais sauver autrui est un principe supérieur à l’interdiction naturelle de mutiler un corps sain, comme l’avait rappelé le Père Tesson. Puis, on a changé la définition de la mort en introduisant le concept de mort cérébrale, et on est contraint de réfléchir sur le début de la vie de la personne ou les modifications du génome. Pour faire accepter ces révolutions médicales, un principe a été mis au-dessus des autres, « sauver autrui ». Aujourd’hui, cette frontière a changé. La barre a été placée encore plus haut : c’est désormais « soigner autrui », ce qui ouvre souvent un débat éthique.

Mais pour ce qui relève du soin, de sa prise en charge, on n’a pas réalisé cette recherche de consensus. La valeur en santé ne se réduit pas à défendre l’hôpital public, l’équilibre budgétaire, ou maintenir l’emploi. En l’absence de grands principes, chacun défend sa catégorie. Un même diagnostic est certes partagé mais les solutions sont dissonantes. D’où l’idée de partir d’une valeur commune acceptée, à savoir il faut moins de morts, de maladies, une meilleure qualité de vie par euro dépensé. C’est le résultat pour le patient qui importe qui correspond au numérateur, tout en respectant la régulation de la dépense qui est le dénominateur. Si l’on admet que la valeur du système repose bien sur le résultat pour le patient, l’organisation de notre système de santé a tout faux. Avec cette option, l’évaluation devrait comprendre tout le cycle de soin, à commencer dès le premier symptôme du patient et jusqu’à la guérison ou une maladie chronique contrôlée. À la fin du parcours de soin, on évaluerait le résultat de la prise en charge et non plus au moment de chaque étape, depuis la consultation par le médecin généraliste jusqu’aux soins de suite.

 

.S. Votre constat signifie-il que le débat autour de la politique de santé est préempté par les professionnels défendant leurs intérêts catégoriels ?

.D. Non, simplement tout a été fragmenté parce qu’on a suivi une logique industrielle. Dans cet univers, la maîtrise passe par la segmentation tant sur le critère de l’efficacité que celui de la sécurité. On a même séparé le financement assuré pour la ville par l’assurance maladie, l’hôpital par le ministère à travers la DGOS1, l’autonomie par la CNSA2. Cette fragmentation s’oppose à un regard clair sur le parcours, obscurci encore par la non-fongibilité des enveloppes attribuées à chaque secteur au niveau régional. Que voit-on dans la loi de Marisol Touraine ? Elle a mis en place des groupements hospitaliers de territoires (GHT) et des plateformes d’appui pour la ville. Or il n’y a rien de prévu pour que ces deux secteurs communiquent entre eux.

 

D. S. Pourtant, vous rappelez dans votre livre le discours de Jean-Marc Ayrault à Grenoble où il défendait le principe du parcours de soins. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de suite politique à cette déclaration ?

.D. Parce qu’il aurait fallu changer d’optique avec cette division artificielle entre la ville et l’hôpital. Et surtout le ministère de la Santé s’est refusé à laisser à d’autres la gestion de l’hôpital encore sous son contrôle. Il a arrêté net cette vision intégrée. D’où sa posture : « Je défends l’hôpital public », alors que l’hôpital du futur sera en lien direct avec la ville et le domicile du patient. Cette fragmentation interdit une évaluation du résultat. Aujourd’hui, on se contente de l’évaluation des procédures. Or, il n’y a pas de corrélation entre les procédures et le résultat, comme l’attestent de nombreuses études. Cela est démontré. Les paiements à la performance n’entraînent par exemple aucune amélioration. La Rosp3 versée chaque année au médecin généraliste n’a pas eu d’effet clinique démontré pour le patient. Autre conséquence de cette fragmentation, on n’en rémunère que des volumes, l’activité à l’hôpital, l’acte en ville. Or, les enveloppes sont fixes. Comme chaque acteur notamment hospitalier dans le même temps a développé son activité pour obtenir davantage de ressources, on baisse au final les tarifs. Ce qui génère une inflation d’activité pour maintenir un financement égal, et donc un burn-out. Prenons l’exemple des GHT ? Quelle valeur a présidé à leur création, Quel cap a été fixé aux hôpitaux ? Le seul objectif au final est d’en avoir recensé 135, et non la recherche d’un résultat clinique.

D. S. Il y a pourtant le projet médical…

L. D. Certes, mais aucun objectif national clinique n’a été fixé.

D. S. Pourquoi la campagne électorale n’a-t-elle pas permis de partager cette vision ?

.D. L’assurance maladie, le ministère de la Santé et la CNSA n’arrivent pas aujourd’hui à collaborer ensemble. Le financeur s’efforce de tout contrôler. Il a même les critères d’évaluation pour la Rosp3. Ce qui a été rejeté par les médecins au Royaume-Uni. En fait, il manque en France un intermédiaire entre le financeur et les producteurs de soins. Les agences régionales de santé (ARS) devraient jouer ce rôle. On ne leur a pas encore donné les moyens de le faire. C’est pourtant un levier aisé à lever. La segmentation est, on l’a déjà évoqué, l’autre obstacle. En santé, au volume, médecins et malades préféreraient pourtant la qualité du soin. En copiant l’industrie sur les processus, on ne regarde pas le résultat. On se trompe totalement de cible. Nous disposons en fait de tous les instruments pour opérer une réforme profonde basée sur le résultat pour le malade. Il suffit d’apporter des ajustements.

.S. Que fafaites-vouse la dépense ?

L. D. Les différences d’approches sont importantes entre les cultures anglaise, allemande et française, comme je l’ai développé dans le livre. La première défend le principe de l’utilité collective emprunté aux économistes. En France, on est davantage attaché à l’intérêt individuel, à la perte de chance, à l’égalité. Enfin en Allemagne, c’est plutôt le concept de responsabilité qui domine. Quel principe sera choisi un jour ? Quelle valeur sociale souhaitons-nous privilégier lorsque l’Europe sera réalisée ? Prenons un exemple pour illustrer ce fossé culturel. En Grande-Bretagne encore récemment, si un patient atteint d’un cancer achetait un médicament non remboursé comme l’herceptine pris en charge sur le continent, il perdait tous ses droits. Cela illustre l’esprit communautaire. On est ou on n’est pas dans la communauté. En France, ce type de réponse nous paraît aberrant. Et illustre le fossé culturel entre l’utilitarisme anglais, loin de l’égalitarisme à la française.

 

D. S. Pour revenir à cette campagne électorale, avez-vous retenu une proposition émanant des candidats ?

L. D. Si l’on prend l’exemple du désert médical, le problème est réel dans certains territoires. Pour autant, autant les incitations financières que la contrainte ne sont pas des réponses adaptées. C’est l’environnement du médecin, avec l’absence d’école ou de travail pour le conjoint par exemple qui sera discriminant dans la non-installation. A quoi peut servir alors l’augmentation du numerus clausus ? Bref, si l’on n’a pas un cap, une vision, une valeur partagée par tous, on va droit dans le mur. Car en l’absence de valeur commune, il est toujours aisé de se prononcer contre. Ma déception sur cette campagne est conceptuelle.

 

D. S. Le débat sur la place des assurances complémentaires a pourtant été riche.

L. D. Il faut revoir non pas les principes de base de Pierre Laroque, « on donne selon ses moyens, on reçoit selon ses besoins », mais l’organisation de cette assurance. Les expériences étrangères sont riches d’enseignement. L’Allemagne a 113 caisses publiques obligatoires. Les Pays-Bas ont installé la concurrence qui s’essouffle au fil du temps. Où s’arrête la prise en charge obligatoire ? En Alsace, le système pourtant généreux ne couvre pas le dentaire et l’optique. Les complémentaires de plus en plus s’adapteront aux préférences individuelles avec du sur-mesure, modulé et modulable. Tout ce qui est obligatoire doit être unifié car tous nous sommes soignés de la même manière. Ce qui relève de la préférence individuelle est du périmètre des complémentaires. Le soin et la prévention seront-ils inclus dans l’assurance obligatoire ? Ils devraient l’être. Le reste est pris en charge par les complémentaires.

 

D. S. À quoi sert une élection présidentielle si elle ne permet pas d’installer un débat en termes de valeurs ?

.D. Le niveau de discussion des valeurs ne peut se tenir au moment de l’élection présidentielle. Il aurait fallu le préparer depuis deux ans. Il aurait pu être mené au sein du Cese4 ou de l’OPCST5 par exemple. Cela ne se déroule pas dans ces enceintes qui produisent pourtant de très beaux rapports en l’absence de vision globale. En revanche sur l’échelon intermédiaire, les ARS, on aurait pu y espérer des propositions originales. La vision régionale a manqué au débat. Le découpage des super régions d’aujourd’hui n’est peut-être pas adapté aux besoins des populations. Ces programmes sont plutôt des catalogues alors que les systèmes sont en plein mouvement dans le monde. L’hôpital aux Etats-Unis, - comme partout ailleurs où la transition se met en place - est ouvert sur la ville. Nous ne sommes pas en France dans le sens de l’Histoire.

 

D. S. D’autant que se produit la révolution numérique…

L. D. En dehors des discussions usuelles sur la télémédecine, les robots, les applications, on voit poindre un danger. En Occident, la médecine s’est efforcée de trouver des causes aux maladies, puis d’y apporter des traitements. Une nouvelle médecine est en train d’émerger où l’on oublie Claude Bernard, les causes et les effets. Elle établit désormais des corrélations. Déjà on peut prévoir l’arrivée d’épidémies. Demain, il sera possible d’agir sur les comportements par ce biais des corrélations. Cette médecine de corrélation change totalement notre vision de la médecine. Avec les Gafa6 et leurs algorithmes se constitue une boîte noire. Il y a rupture dans la symétrie des savoirs alors que cela a été un long combat mené par les patients pour accéder à la décision partagée. En 2017, IBM va dépenser 8 milliards d’euros pour acquérir des données de santé. Cela n’est pas pour rien. Avec cet investissement, l’enjeu est certes d’aider aux soins mais aussi de manipuler in fine les comportements. Cela peut être utile notamment en prévention mais dangereux pour d’autres fins.

 

D. S. Votre vote a-t-il été influencé par les programmes santé des candidats ?

L. D. Non, comme vous l’avez compris.

1. Direction générale de l’offre de soins ;
2. Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie ;
3. Rémunération sur objectifs de santé publique ;
4. Conseil économique social et environnemental ;
5. Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques ;
6. Les géants du Web parmi lesquels Google, Apple, Facebook, Amazon.

Propos recueillis par Gilles Noussenbaum

Source : Décision Santé: 307