La guerre qui dure depuis plus d’un an dans la bande de Gaza charrie avec elle une crise sanitaire sans précédent. Les derniers hôpitaux fonctionnels peinent à faire face à l’afflux massif de blessés, tandis que la population, en grande majorité déplacée, subit une catastrophe humanitaire majeure.
Dévastation, effondrement, chaos… Ces mots peinent à traduire l’ampleur de la crise sanitaire qui s’abat sur la bande de Gaza et ses 2,3 millions d’habitants. Après un an de siège, une campagne de bombardements ininterrompue et de violents affrontements, le système de santé est au bord de l’effondrement. Hôpitaux détruits, manque de personnel, pénuries de médicaments, épidémies… Selon le dernier bilan, plus de 42 700 Palestiniens, majoritairement civils, ont été tués depuis le déclenchement de la sanglante riposte de l’armée israélienne consécutive au massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023.
Jamais la petite bande de terre de 365 kilomètres carrés n’avait connu un niveau de destruction de ses infrastructures de santé aussi important. D’après les chiffres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), au 25 septembre, seuls 17 des 36 hôpitaux étaient encore partiellement opérationnels, tandis que 43 % des centres de soins primaires restent actifs. Plus de 115 ambulances ont été touchées, dont 63 totalement détruites. À Rafah, dans le sud, où plus de 50 % de la population totale de l’enclave est maintenant retranchée, seulement deux hôpitaux de campagne sont en état d’accueillir des patients. Dans le nord, le 25 octobre, l’OMS a alerté sur la situation de l’hôpital Kamal Adwan, qui était assiégé. Le directeur général, Tedros Ghebreyesus appelant à nouveau à la protection des hôpitaux, des agents de santé et des patients ainsi qu’à un cesser le feu.
Une population terrifiée
Sur le terrain, les médecins palestiniens tentent de soigner comme ils le peuvent les blessés qui continuent d’affluer. « Nos conditions de travail sont indignes, l’accueil inhumain, on manque de tout », résume froidement le Dr Abdelmoaty Aid, anesthésiste à l’hôpital des Martyrs d’Al Aqsa de Deir El Balah, dans le centre de la bande de Gaza. Avec plus de 100 400 blessés recensés pour seulement 2 100 lits disponibles, les établissements sont complètement dépassés. « La majorité des lits restants sont gravement endommagés et de nombreux patients doivent s'allonger directement sur le sol », poursuit le médecin, auparavant basé à l'hôpital Al-Shifa, qu’il a dû fuir après les bombardements ayant réduit en cendres le plus grand établissement de Gaza.
L'OMS dénombre aussi 14 510 patients nécessitant une évacuation médicale d'urgence. Depuis le début du conflit, seuls 5 130 patients ont pu bénéficier d’un transfert à l’étranger, pour l’immense majorité vers l’Égypte voisine. Une opération rendue quasiment impossible depuis la fermeture du passage de Rafah le 7 mai dernier, suite à l'invasion du poste-frontière par l'armée israélienne. Le 4 octobre, l’Union européenne (UE) a annoncé avoir réalisé une première évacuation médicale directement depuis Gaza vers la Roumanie pour huit patients ainsi que 24 membres de leur famille portant à 45 le nombre de personnes prises en charge dans le cadre du mécanisme de protection civile de l’UE.
« Il n'y a plus aucun endroit sûr, les hôpitaux sont devenus des lieux de violence comme partout ailleurs, et la population est terrifiée », témoigne le Dr Abdelmoaty Aid, joint par téléphone. Dans un rapport publié le 10 octobre, la commission internationale indépendante des Nations unies chargée d’enquêter dans les territoires palestiniens occupés dénonce la mise en œuvre par Israël d’ « une politique concertée visant à détruire le système de santé de Gaza » et accuse l’armée de l’État hébreu de se livrer à une « punition collective » contre les habitants de l’enclave.
Depuis le début du conflit, l’OMS a recensé 512 attaques contre des établissements de santé
Depuis le début du conflit, l’OMS a recensé 512 attaques contre des établissements de santé, causant la mort de 765 soignants et en blessant 990 autres. « Depuis octobre, le nombre de professionnels de santé tués à Gaza est supérieur à celui de tous les conflits mondiaux cumulés en 2021 et 2022 », rapporte l'agence onusienne, précisant qu'en janvier 2024, seuls 30 % des soignants en poste avant le début de la guerre étaient encore actifs (lire ci-contre).
Victimes invisibles
Le manque de matériel et de personnel s’accompagne d’une grave pénurie de médicaments. Au 28 juin dernier, le ministère de la Santé palestinien de Gaza rapportait que 70 % des médicaments essentiels manquaient dans les hôpitaux et que 83 % des stocks de fournitures médicales avaient été épuisés obligeant les établissements de santé à suspendre des activités telles que la chirurgie cardiaque, le cathétérisme et l’arthroplastie. « Les médecins sont parfois obligés d’opérer sans anesthésie mais ce qui nous manque le plus ce sont les analgésiques, le suivi post-opératoire est devenu presque impossible », explique encore le Dr Abdelmoaty Aid.
Le tri des patients est de plus en plus radical. « C’est cauchemardesque, après une frappe, nous sommes obligés de laisser mourir les blessés les plus graves pour se concentrer sur ceux qu’on peut sauver », se désole le médecin. Les malades chroniques aussi sont tenus éloignés des hôpitaux. « On essaie d’aller les soigner directement chez eux ou dans les camps de réfugiés quand c’est possible, mais la plupart ne sont même pas suivis, faute de médicaments », poursuit l’anesthésiste.
Autant de « victimes invisibles » du conflit comme les décrit la Dr Aurélie Godard, anesthésiste-réanimatrice qui réalise actuellement sa troisième mission sur place avec Médecins sans frontières (MSF). « À Gaza avant le 7 octobre, on pouvait poser une prothèse de hanche ou traiter un cancer. Mais aujourd’hui si vous avez une appendicite, une maladie chronique ou si vous avez besoin d’une césarienne, c’est devenu difficile voire complètement impossible. Tous ces soins-là ont été détruits, annihilés. Parmi toutes les victimes, c’est la partie immergée de l’iceberg, sous-estimée car non mesurable », alerte la médecin de 43 ans.
Régression du droit humanitaire
À cette litanie s’ajoute une crise humanitaire sans précédent avec 90 % de la population déplacée, souvent plusieurs fois, soit 1,9 million de personnes qui s’entassent dans des camps surpeuplés, aujourd’hui majoritairement dans le sud et le centre de la bande de Gaza. Le Dr Yasser Abu-Jamei était l’un d’eux. « Nous avons d’abord été logés dans une école avec seulement deux toilettes pour des milliers de réfugiés. La promiscuité est telle que les maladies se répandent très vite. J’ai vu beaucoup d’enfants avec des poux, des problèmes respiratoires et des infections cutanées », relate le psychiatre palestinien, directeur général du programme de santé mentale de Gaza.
Il nous appartient, à nous soignants, de réagir pour demander un cessez-le-feu immédiat et permanent ainsi que la libération des otages
Dr Raphaël Pitti – UOSSM
Personnels soignants et humanitaires redoutent l’émergence d’épidémies dont les enfants seraient les premières victimes. La Défense civile palestinienne estime que plus de 10 000 corps restent encore ensevelis sous les décombres. « Leur décomposition risque de polluer les nappes phréatiques avec le risque d’une épidémie de choléra si rien n’est fait », s’inquiète le Dr Yasser Abu-Jamei désormais exilé en Égypte.
Mais à Gaza, l’aide internationale ne pénètre qu’au compte-goutte. Envoyé par deux fois sur le terrain en janvier puis en mai, le Dr Raphaël Pitti dénonce « une régression totale du droit humanitaire » du fait des restrictions imposées par l’armée israélienne « qui empêche l’arrivée massive de l’aide humanitaire et complique l’entrée des ONG ». En colère, l’ancien médecin militaire engagé de longue date dans l'humanitaire avec l'Union des organisations de secours et soins médicaux (UOSSM) en appelle à ses confrères : « Il nous appartient, à nous soignants, de réagir pour demander un cessez-le-feu immédiat et permanent ainsi que la libération des otages. »
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