Le CCNE invite la médecine à prendre ses responsabilités face aux vulnérabilités qu’elle crée

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Publié le 18/03/2025
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Dans un nouvel avis, le Comité consultatif national d’éthique explore les paradoxes du progrès médical qui peut conduire à prolonger des vies au prix de profondes souffrances et vulnérabilités. Et d’appeler la médecine à assumer une forme de responsabilité sociale, pour dépasser une vision techniciste du soin et retrouver une approche plus humaine.

Crédit photo : UGO AMEZ/SIPA

« L’éthique de la vulnérabilité ne doit pas être un supplément d’âme du système de santé, mais son fondement. Redonner du sens au soin, c’est replacer le patient – dans toute sa singularité – au cœur des décisions médicales », écrit le Pr Régis Aubry, co-rapporteur de l’avis 148 du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Dans ce nouveau travail, l’instance interroge les paradoxes du progrès et met l’accent sur la responsabilité des acteurs de la médecine, et plus largement de la société, pour prendre soin des vulnérabilités qu’elle engendre.

« Doit-on agir en médecine au seul motif que l’on sait faire, au risque de parfois engendrer des situations de souffrance ? », questionne le CCNE, en soulignant les fragilités qui sont créées, paradoxalement, par les avancées scientifiques. Certes, les progrès technologiques sauvent des vies, mais les séquelles peuvent être sévères et mener à des situations de dépendance totale. Les fins de vie peuvent se prolonger, mais médicalisées à outrance, artificialisées, au détriment des volontés des personnes.

Des vulnérabilités multiples, produites voire aggravées par le système de santé

Les composantes de la vulnérabilité sont plurielles, lit-on : physiques (affaiblissement du corps), psychologiques, sociales (précarité ou stigmatisation aggravée par la situation médicale), environnementales (inégalités face au changement climatique), etc. Et elles s’enchevêtrent les unes aux autres. Pire – et c’est là l’originalité du rapport que d’en faire la démonstration – l’organisation du système de soins induit de nouvelles formes de vulnérabilités, que ce soit par défaut (manque d’accès à des interventions nécessaires) ou par une médicalisation à outrance. « Les avancées thérapeutiques ayant pour effet l’accroissement de l’espérance de vie et la transformation de certaines affections auparavant mortelles en pathologies chroniques interrogent parfois au sujet de leurs conséquences sur la qualité de vie des personnes », est-il souligné.

Par exemple, les immunothérapies contre le cancer sont des traitements souvent contraignants ; la cohabitation de long terme avec la maladie peut entraîner une perturbation dans le rapport au corps, voire des symptômes dépressifs, sans parler du fardeau financier. Autre exemple, en réanimation : les soins après arrêt cardiaque, asphyxie ou traumatisme crânien sévère peuvent conduire à une amélioration clinique avec retour de la conscience ou au contraire, laisser des séquelles neuropsychiques, voire un syndrome d’éveil non répondant. « Certaines situations cliniques remettent parfois en cause le bien-fondé de l’acte médical. » En gériatrie, des personnes polypathologiques voient leur indépendance et autonomie de décision altérées et peuvent éprouver une souffrance existentielle, notamment lorsqu’elles se voient imposer le lieu de leur fin de vie. « La médecine contemporaine peut paradoxalement créer du handicap et de la souffrance, ce qui va à l’encontre de sa vocation », résume le CCNE, sans pour autant remettre en cause l’importance des progrès scientifiques.

Le Comité rappelle d’ailleurs combien les insuffisances du système de soins, son manque de moyens, sa difficulté d’accès parfois, rend encore plus vulnérables les personnes déjà fragiles, défavorisées socialement, précarisées. Aussi plusieurs groupes sont-ils exclus des progrès médicaux : les personnes vivant à la rue, les détenus, les enfants de la protection de l’enfance ou non accompagnés, les migrants ou exilés, etc.

Mieux accompagner et soigner la décision partagée

Loin de tirer un constat défaitiste de cette analyse, le CCNE invite les soignants, et plus largement l’ensemble de la société, à prendre ses responsabilités et à mieux accompagner les vulnérabilités. Il s’agit tout d’abord de mieux les identifier, dès la prise en soin, par exemple en les dépistant après un passage à l’hôpital (prévention secondaire et tertiaire). Les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) en lien avec des dispositifs d’appui à la coordination (DAC) devraient avoir, parmi leurs attributions, des missions de prévention et d’accompagnement, tandis que les acteurs de la prévention primaire notamment (médecine scolaire, médecine du travail, PMI) devraient pouvoir mieux collaborer. Le CCNE insiste aussi sur l’indispensable soutien aux aidants si précieux aux personnes vulnérables. Autant de mesures portées, entre autres, par l’Institut pour la prévention des vulnérabilités liées à la santé, cofondé par le Pr Régis Aubry, ancien membre du CCNE.

Le CCNE propose ensuite plusieurs pistes pour faire de la prise de décision partagée une réalité : mieux former les soignants à l’écoute, l’empathie, la délibération et l’interdisciplinarité, planifier les soins de manière anticipée (via des questionnaires et consultations pour évoquer l’évolution possible d’une pathologie), approfondir le dialogue avec le patient pour que son avis soit libre et éclairé (et non se contenter de remettre des formulaires de consentement…) et valoriser ce temps. Dans cette optique, devraient être améliorés certains outils comme les directives anticipées et la personne de confiance, les comités d’éthique et espaces de réflexion éthique, les approches interprofessionnelles, etc.

Le CCNE plaide encore pour développer une approche capacitaire permettant aux personnes en situation de vulnérabilité de conserver une autonomie décisionnelle : concrètement, il s’agit de développer la pair-aidance, l’éducation thérapeutique du patient, ou des approches (type Naomi Feil en gérontologie) qui valident les ressentis des patients même lorsqu’ils sont absurdes par rapport à la réalité objective. « L’appropriation par tous de cette éthique de la vulnérabilité constitue un défi majeur pour la médecine contemporaine », conclut le CCNE.


Source : lequotidiendumedecin.fr