Grands oubliés du Ségur de la santé, les médecins libéraux espéraient que les négociations engagées en septembre avec l’Assurance maladie permettraient de rectifier le tir. Mais le cadre étriqué de ces discussions et l’absence de moyens alloués aux revalorisations ont fini d’écœurer des praticiens déjà irrités, ces dernières années, par une succession de décisions ayant illustré le peu de considération que leur portent les pouvoirs publics.
À peine lancées, les négociations conventionnelles ont du plomb dans l’aile. Moins d’un mois après la séance inaugurale mi-septembre, la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF) a en effet claqué la porte avec fracas de ce rendez-vous qui devait notamment permettre de renforcer l’accès des Français aux soins non programmés et de développer la télémédecine. Mais une lettre de cadrage trop étroite et la détermination affichée par le ministre de la Santé, Olivier Véran, de ne pas revaloriser l’acte médical, couplées au montant dérisoire (300 millions d’euros) prévu par le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour « revaloriser les professionnels de santé libéraux » en 2021 ont compromis les chances de parvenir à un accord.
Prenant acte du choix « clair » fait par le gouvernement « d’orienter le système de santé vers l’hôpital et d’abandonner la médecine de ville », le syndicat présidé par le Dr Jean-Paul Ortiz a donc quitté la table des négociations et encouragé ses camarades syndicalistes à en faire de même (voir encadré ci-dessous). Le néphrologue a également invité tous les médecins à facturer dorénavant tous les « actes gratuits » à l’Assurance maladie pour exprimer leur colère contre le « mépris » affiché des pouvoirs publics à l’encontre des médecins de ville. S’il ne peut être totalement dissocié de l’échéance électorale qui se profile – les élections professionnelles sont programmées début avril 2021 –, ce mot d’ordre témoigne d’un véritable ras-le-bol de la profession. « Personne n’a pris soin de nous, tout le monde s’en fiche. En revanche, tout le monde compte sur nous », lâche, amère, le Dr Corinne Le Sauder, présidente de la Fédération des médecins de France (FMF).
Le dépeçage en marche de la médecine
Si l’absence de moyens financiers dignes de ce nom dans le projet de budget de la Sécu pour 2021 est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, la colère des médecins libéraux ne date pas d’hier. La pression n’a fait que monter ces trois dernières années, au gré de la politique de santé menée par le gouvernement Macron. Après cinq ans de relations tendues avec Marisol Touraine, ministre de la Santé du quinquennat Hollande entre 2012 et 2017, la profession avait vu d’un bon œil l’arrivée à l’Élysée d’Emmanuel Macron, candidat autoproclamé des professions libérales, et la nomination d’Agnès Buzyn avenue de Ségur. La lune de miel a été de courte durée.
La signature en juin 2019 de l’avenant 8 à la convention médicale – prévoyant un dispositif relativement peu intelligible de financement des postes d’assistants médicaux –, et d’un accord conventionnel interprofessionnel sur le financement des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), érigées en outil numéro un de la coordination des soins, a confirmé les craintes d’une suradministration de la profession. Les délégations de certaines tâches à d’autres professions de santé (vaccination antigrippale aux pharmaciens, entorse de la cheville aux kinés, etc.) ont quant à elles donné l’impression d’un dépeçage de la médecine générale. « Les décisions prises ces dernières années concernant ces délégations, sans aucune concertation, ont suscité beaucoup d’incompréhension, relève le Dr Jacques Battistoni, président de MG France. Cela a fini par brouiller l’image des généralistes. Ils ne savent plus très bien ce que l’on attend d’eux, quel est leur cœur de métier. » Fini les consultations courtes qui permettaient de compenser les plus longues. Aujourd’hui, les omnipraticiens se retrouvent avec de plus en plus de consultations chronophages.
Et s’ils ont finalement obtenu certaines garanties, les discussions autour de la réforme des retraites – ajournée du fait de la crise sanitaire – ont longtemps fait craindre aux médecins de figurer parmi les grands perdants de la réforme en voyant les réserves qu’ils avaient constituées leur échapper.
Iniquité avec l’hôpital
Déjà à cran, la profession a très mal vécu l’épidémie de coronavirus. Après avoir été initialement écartés de l’organisation de la gestion de crise, centrée sur l’hôpital où ont été concentrés les moyens de protection, les médecins libéraux ont finalement joué un rôle central dans la prise en charge des patients. Ils ont d’ailleurs payé un lourd tribut avec au moins 46 décès et des milliers de contaminés. « On nous a complètement négligés. Au début de l’épidémie, les patients devaient appeler le Samu et ne surtout pas se rendre chez leur médecin traitant », rappelle Corinne Le Sauder. « C’est au moment où nous nous sommes mis à gueuler qu’ils ont commencé à inclure la médecine de ville », abonde le Dr Vermesch. L’absence d’un registre de décès des médecins libéraux et la distribution d’abord au compte-gouttes d’équipements de protection ont aussi irrité la profession. Et même si l’approvisionnement en masques gratuits s’est amélioré tardivement, la présidente de la FMF ne décolère pas : « Il y a du matériel à l’hôpital mais les médecins de ville doivent acheter leurs masques au prix du marché sans pouvoir reporter ce coût sur leurs tarifs, quelque chose ne va pas ! ».
Le Ségur de la santé n’a pas effacé l’impression d’iniquité entre la ville délaissée et l’hôpital qui a disposé de moyens considérables (reprise de 13 milliards d’euros de dettes, 6 milliards d’euros pour les revalorisations salariales et de nombreux investissements). Le gouvernement n’envisage rien de comparable pour l’heure en faveur de la médecine libérale. Pour le Dr Battistoni, la priorité avec le Ségur était d’« éteindre le feu à l’hôpital ». « Les pouvoirs publics ont pensé qu’ils pouvaient faire l’économie d’une revalorisation des médecins libéraux à la sortie du Ségur », ajoute le patron de MG France. Mais le feu « couve » maintenant en médecine de ville, souligne-t-il.
2022, prochaine grande opportunité ?
Les 300 petits millions d’euros prévus pour revaloriser les soins de ville en 2021 – « une aumône » selon le Dr Le Sauder – ne parviendront pas à l’éteindre. La présidente de la FMF, à l’instar de la CSMF, voit dans cette enveloppe ridicule un « mépris » du gouvernement à l’égard de la médecine libérale. Le Dr Vermesch préfère parler d’une « méconnaissance », due selon lui à l’omniprésence dans les plus hautes sphères de l’État de profils hospitalo-universitaires et d’énarques « à la pensée unique basée sur l’hôpital ».
Les médecins attendaient et espéraient une revalorisation rapide des actes médicaux mais celle-ci est très mal engagée, les autorités étant tout juste prêtes à concéder aux généralistes un geste sur la visite à domicile et sur les financements au forfait collectifs (CPTS). Pire, la négociation de la prochaine convention médicale, reportée à 2023, éloigne la perspective de revalorisations tarifaires.
« Il faut sortir de l’impasse, alerte le Dr Battistoni, et donner une vision de leur métier aux médecins généralistes, à moyen et long terme. Cela ne se fera pas en un jour mais il faut des perspectives rapidement. Ce sera l’un des enjeux de la campagne pour les élections aux URPS. »
Un autre scrutin pourrait faire bouger les lignes : la présidentielle de 2022. Le Dr Jean-Paul Ortiz l’a bien compris. Le président de la CSMF mise sur une campagne de communication auprès des patients pour les sensibiliser à la cause de la médecine libérale. « Le “Grand débat” qui a suivi la crise des Gilets jaunes a prouvé que la santé était une préoccupation majeure des Français. La population attend des réponses, nous aurons à lui en proposer. Nous nous inviterons dans le débat », promet quant à lui Jacques Battistoni.
Une union syndicale très hypothétique
S’ils n’approuvent pas les orientations gouvernementales, MG France, le SML et la FMF veulent donner une dernière chance à la négociation.
Dr Jacques Battistoni (MG France) : « Continuer à discuter nous permet de demander à l’Assurance maladie de revoir sa copie. Je ne pense pas que nous aboutirons à un accord, personne ne prendra le risque de signer. On ne peut pas rester trois ans sans revalorisation significative pour les généralistes. Nous irons chercher les moyens pour transformer le métier et le rendre attractif. Nous n’excluons aucune possibilité, y compris la grève. »
Dr Philippe Vermesch (SML) : « Nous avons envisagé de claquer la porte mais nous préférons aller au bout et donner sa chance à la négociation. Mais si je vois qu’on ne va pas dans le bon sens, on la quittera. Défiler dans la rue ne sert à rien mais à un moment, il va falloir que ça bouge un peu. On joue la survie de la médecine libérale à long terme. Si les Français sont attachés à leur médecin traitant, il va falloir qu’ils nous soutiennent. »
Dr Corinne Le Sauder (FMF) : « Avant de quitter la table, nous voulons déjà voir ce que la Caisse nous propose et attend de nous. Ensuite nous ferons nos remarques et si cela ne nous convient toujours pas, nous nous en irons. S’il le faut, nous trouverons une manière correcte et respectueuse vis-à-vis de nos patients pour nous faire entendre par le gouvernement. »