Cette saga, bien qu'elle puisse aujourd’hui sembler anecdotique, nous offre des leçons sur les défis que nous pourrions rencontrer dans notre lutte contre la résistance aux antimicrobiens. En pleine crise sanitaire, l'ivermectine, antiparasitaire surtout utilisé en médecine vétérinaire, s'est retrouvé au cœur d'une controverse. Des études pré-cliniques sur modèle animal, relayées sur les réseaux sociaux et amplifiées par certains acteurs politiques, ont transformé ce vermifuge en prétendu remède miracle contre le Covid-19.
Les conséquences ont été immédiates et alarmantes sur le continent américain : automédication débridée, manifestations pour exiger un accès facilité à la molécule, ruptures de stock des produits sous formulation humaine comme animale, perturbation des traitements vétérinaires légitimes avec impact sur le bien-être et la santé des animaux. Pour la vétérinaire que je suis, voir des avertissements officiels déconseiller aux humains de prendre des médicaments destinés aux animaux était une première…
Face à l’utilisation irrationnelle des médicaments
L'ivermectine n'est pas un antibiotique, me direz-vous. Certes. Mais cet épisode nous alerte sur les risques auxquels nos précieux antimicrobiens pourraient être confrontés dans un contexte d'infodémie. Car oui, les épidémies continueront à survenir – pensons à l'exemple récent du mpox – et les infodémies, ces surabondances perturbatrices d’informations, les accompagneront inévitablement, avec leurs impacts négatifs directs et indirects sur la santé non seulement physique mais aussi mentale.
Un faisceau d’études récentes met en lumière de potentiels liens entre mésinformation et utilisation inappropriée des antibiotiques pendant la pandémie. Dans un article, Luisa Toro-Alzate et ses collègues pointent par exemple les informations erronées parmi les facteurs ayant exacerbé la résistance aux antimicrobiens pendant la crise du Covid-19. Une autre étude (Essack et al) s’est penchée sur les réseaux sociaux et montre que l’anxiété pourrait avoir influencé le comportement des patients vis-à-vis des antibiotiques. La peur d'être infecté par le Covid-19 aurait poussé des personnes souffrant de maux de gorge à rechercher des antibiotiques malgré les conseils contraires des professionnels de santé. Ce phénomène met d’ailleurs en lumière un paradoxe de la lutte contre l’antibiorésistance, déjà soulevé par Davina Lohm et ses collègues : d'un côté, nous encourageons les patients à être responsables de leur santé, et, de l'autre, nous leur demandons de faire confiance à l'expertise médicale et de renoncer à une partie de leur pouvoir décisionnel. Cette contradiction peut être exploitée en cas d’infodémie par des acteurs malveillants ou ayant tout du moins un agenda politiqueou financier.
Dans une situation d’épidémie, ou pire de pandémie, les patients se retrouvent pris entre des attentes contradictoires de responsabilité et de confiance
Dans une situation d’épidémie, ou de pandémie, les patients se retrouvent pris entre des attentes contradictoires de responsabilité et de confiance. Le postulat du patient bien informé et du clinicien expert est alors perturbé par plusieurs facteurs : la connaissance et l'évaluation par les individus eux-mêmes de leur vulnérabilité, la pression informationnelle sur la progression des infections, la mise en doute du savoir expert des cliniciens à la lumière du débat scientifique. La frontière entre les utilisations rationnelle et irrationnelle d’un médicament peut rapidement s'estomper.
Préserver la confiance dans l’expertise médicale
Notre rôle est plus complexe que jamais. Comment protéger nos antimicrobiens des dangers de la mésinformation tout en naviguant dans le joli bazar de l’environnement d’informations post-Covid ? La réponse réside dans notre capacité à nous adapter, à écouter les inquiétudes et les questions pour communiquer efficacement et maintenir l’équilibre entre encouragement de la responsabilité individuelle et préservation de la confiance dans l'expertise médicale.
Le défi de la résistance aux antimicrobiens enfle lorsqu'il est couplé à l'infodémie et la désinformation. Mais ensemble, nous pouvons faire en sorte que la prochaine crise sanitaire ne se transforme pas en crise de confiance ou en menace pour notre arsenal antimicrobien. Ne laissons pas l'efficacité de nos antibiotiques à la merci de la prochaine vague d'infodémie.
(1) Toro-Alzate, L.; Hofstraat, K.; de Vries, D.H. The Pandemic beyond the Pandemic: A Scoping Review on the Social Relationships between Covid-19 and Antimicrobial Resistance. Int. J. Environ. Res. Public Health2021, 18, 8766
(2) Essack S, Bell J, Burgoyne D, Eljaaly K, Tongrod W, Markham T, Shephard A, López-Pintor E. Addressing Consumer Misconceptions on Antibiotic Use and Resistance in the Context of Sore Throat: Learnings from Social Media Listening. Antibiotics. 2023 May 24;12(6):957
(3) Lohm D, Davis M, Whittaker A, Flowers P. Role crisis, risk and trust in Australian general public narratives about antibiotic use and antimicrobial resistance. Health, Risk & Society. 2020 May 18;22(3-4):231-48
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