LE QUOTIDIEN : Droit à l’avortement, accès aux soins, avenir de l’Obamacare… Est-ce la première fois que les questions de santé prennent une telle place dans une campagne présidentielle américaine ? Peuvent-elles peser sur l’issue du scrutin ?
MÉLANIE HEARD : Les sondages suggèrent que le groupe des indécis, les électeurs qui ne se déclarent ni pour les Démocrates, ni pour les Républicains, sont assez sensibles aux questions de santé. Donc, oui, ce sont des sujets décisifs. Quant à savoir si c’est inédit, il n’est pas si simple de répondre à cette question. C’est toujours un crève-cœur pour les observateurs français de voir à quel point la santé n’est pas prépondérante dans les débats électoraux aux États-Unis. Mais l’élection d’Obama et la perspective de l’Obamacare avaient déjà été un moment important de politisation des enjeux de santé et à travers eux, ceux du système social et de l’accès aux soins.
Vous avez analysé une étude* qui révèle, entre autres, que les questions de santé et d’accessibilité financière aux soins font partie des préoccupations principales des Américains…
Le fait que la santé soit vraiment inscrite dans une problématique de justice sociale est en effet très notable dans cette élection. Toute la question de l’Obamacare que Trump a cherché à détricoter durant son mandat est celle de la levée de l’obligation à souscrire à une assurance santé privée à titre individuel. C’est là-dessus que le débat constitutionnel s’est concentré pendant des années avec des attaques juridiques de la part des membres du parti républicain. Les observateurs s’accordent à dire aujourd’hui qu’ils ont baissé les bras. D’autant plus que les souscriptions ont beaucoup augmenté après un début timide, y compris dans les états à dominance républicaine. On a vu de forts taux d’adhésion aux assurances proposées par le dispositif de l’Obamacare qui offre des souscriptions à des assurances santé à des tarifs beaucoup plus bas que ceux que la plupart des Américains payent. C’est devenu un caillou dans la chaussure du camp républicain.
Le développement d’une politique sociale accrue est-il donc devenu un marqueur fort dans un pays qui s’est construit sur le capitalisme et une moindre place de l’État ?
On voit en fait que la question de l’avenir de l’Obamacare est très proche dans l’esprit des électeurs de celle sur la Child tax crédit [une exemption d’impôts pour les familles en dessous d’un certain seuil de revenus qui ont des enfants à charge de moins de 17 ans, NDLR]. C’est la question des allocations familiales en fait, que Kamala Harris a développée en parlant de « génération sandwich ». Cette génération de quadras et de quinquagénaires prise entre deux feux qui élève toujours ses enfants, paye des impôts, et doit aussi s’occuper financièrement de ses parents. La candidate a prononcé ce terme dans un talk-show début octobre et il a vraiment marqué la campagne dans son infléchissement social.
Enfin, il y a bien sûr la question du droit à l’avortement qui polarise les débats. Un avantage pour Kamala Harris ou pour Donald Trump ?
Cette question concerne le sujet des libertés fondamentales et la place de la Cour suprême. C’est une problématique de droit constitutionnel et de droit public. Les sondages ne laissent aucun doute sur ce sujet, une proportion importante des électeurs se détermine en fonction du candidat qui est en accord avec ses propres choix sur l’avortement et on voit bien une adhésion massive des femmes, y compris républicaines, à Kamala Harris dans sa volonté de sanctuariser ce droit.
Et face aux solutions que proposent les candidats pour répondre à la crise des opioïdes qui ravage le pays ?
Trump peut ici avoir l’avantage dans un certain électorat. Malgré tout, quand il est question d’opioïdes, on voit vraiment un trou culturel qui, de ce côté-ci de l’Atlantique, est difficile à comprendre. On a vu avec l’épidémie de VIH chez les usagers de drogue les bénéfices de la politique de la réduction des risques. À savoir une répression atténuée au profit d’un accès favorisé aux soins. Clairement, cette évolution culturelle est encore très immature aux États-Unis où l’appel à la répression est beaucoup plus audible.
Un autre point essentiel d’enjeu de politique de santé à vos yeux ?
Le poids que l’administration Biden-Harris a mis en faisant passer l’inflation reduction act** dans son volet de négociation des prix des médicaments. Ce texte prévoit des baisses drastiques de prix d’achat des médicaments auprès des firmes pour Medicare et Medicaid, ce qui devrait donner des résultats en faveur de l’accès aux soins. On l’a déjà vu avec les traitements de l’insuline. Dans l’hypothèse où Kamala Harris est élue, la politique américaine devrait donc continuer dans un sens qui ne sera pas facile à digérer pour l’industrie.
* de l’organisation américaine à but non lucratif KFF (ex-Kaiser family foundation)
** La loi sur la réduction de l'inflation de 2022 (Inflation reduction act) est un texte qui vise à freiner le déficit public américain, notamment en abaissant les prix des médicaments, en investissant dans la production d'énergie domestique et en promouvant l'énergie propre.
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