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Dossier

Télémédecine

Les pionniers s’impatientent

Publié le 24/02/2017
Les pionniers s’impatientent


VOISIN/PHANIE

Tout le monde s’accorde sur le sujet : la télémédecine préfigure (une partie) de l’exercice médical de demain. Mais qu’en est-il réellement sur le terrain ? Et qui sont les avant-gardistes qui ont déjà tenté l’aventure ? Nous avons rencontré ces pionniers parfois agacés par une dynamique qui peine à démarrer. Leur enthousiasme contraste néanmoins avec l’inquiétude de certains confrères. D’aucuns redoutent que ce nouvel acteur ne dénature le colloque singulier alors que de nouvelles règles du jeu se mettent doucement en place.

La télémédecine ? Les médecins ne sont pas si nombreux à l’avoir esssayée grâce aux expérimentations lancées en 2014 dans neuf régions et qui devraient être étendues à la fin de l’année. Mais, dans l’ensemble, les médecins généralistes qui l’ont testée l’ont adoptée. Elle est perçue comme un gain de temps. « Nous gagnons du temps avec la téléconsultation en évitant la rédaction du courrier au confrère et de nombreux appels téléphoniques pour obtenir un rendez-vous chez un spécialiste dans un délai raisonnable », explique le Dr Pierre Bidaut, généraliste à Gien (Loiret), qui exerce en maison de santé pluriprofessionnelle et expérimente la télémédecine en dermatologie avec six autres généralistes. « Avec l'accord des patients, nous échangeons des photographies de lésions avec notre correspondant. Le spécialiste nous répond dans la demi-journée. Si besoin, il voit les patients beaucoup plus rapidement que lorsque la demande est faite par téléphone. C’est un gain de temps pour les médecins traitants - nous écrivons le message et joignons les photos lorsque nous sommes disponibles - comme pour le patient s'il doit être vu et ce rendez-vous urgent est utilisé à bon escient par le spécialiste. Si le patient n'a pas besoin d'être vu, le médecin traitant dispose d’un diagnostic et d’un conseil sur la conduite à tenir », détaille le Dr Anne Lazarévitch qui fait aussi partie de l’équipe de généralistes de la MSP.

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C’est un gain de temps pour les médecins traitants - nous écrivons le message et joignons les photos lorsque nous sommes disponibles - comme pour le patient

Dr Pierre Bidaut
Gien (Loiret)

 

La perception des patients

C’est parce qu’il est installé dans un territoire très reculé (le SAMU est à 45 mn de route), que le Dr Jean-Louis Gerschtein a lui aussi misé sur la télémédecine. Située à 40 mn de route de Menton, dans une vallée assez isolée où l’accès aux soins de second recours était très compliqué, la MSP de Breil-sur-Roya (Alpes-Maritimes) s’est équipée high tech pour faire de la télémédecine. Le premier gériatre se trouvant à 1 h 15 de route et la vallée de la Roya accueillant de nombreux EHPAD, des téléconsultations de gériatrie ont donc été développées. Les patients semblent conquis par cette technique qui leur évite de parcourir des kilomètres.
Et, selon les médecins l’ayant expérimentée, la question de la perte du face-à-face patient-médecin ne se pose pas. Le Dr Olivier Bouchy, généraliste à Revigny-sur-Ornain (Meuse) fait partie des « expérimentateurs ». Tous les quinze jours, il effectue deux heures de consultations avec un addictologue. Il assure que celles-ci ont permis de contourner de nombreuses hospitalisations, notamment par un rééquilibrage des traitements. Ce généraliste confie même que les patients sont plus ouverts à la téléconsultation que certains médecins car elle leur permet un avis de second recours beaucoup plus rapide, surtout en zone rurale.
Observation confirmée par le Dr Serge Bismuth. Il a pratiqué la téléconsultation de médecine ambulatoire de 1998 à 2015 dans son cabinet de Toulouseet n’a reçu en près de vingt ans, qu’un seul refus de patient. Aujourd’hui, ce généraliste a quitté la médecine libérale pour faire de la gériatrie. Il est médecin coordonnateur dans un EHPAD de la ville rose et dans un centre d’accueil Alzheimer. Installé avec son patient, il communique par écrans interposés avec le gérontologue de l’hôpital Purpan, à Toulouse. Pour connaître le ressenti de ses patients au sujet de la téléconsultation, il a réalisé une enquête de satisfaction. Tous sont unanimes, rassurés de bénéficier de la présence de plusieurs intervenants (infirmière, aide-soignante, kiné…) pendant les consultations.

Un vrai travail d’équipe

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Grâce aux téléconsultations d’addictologie, nous nous formons à une meilleure prise en charge des toxicomanes

Dr Olivier Bouchy
Revigny-sur-Ornain (Meuse)



L’un des avantages de la téléconsultation est bien celui de pouvoir réunir dans un même lieu, et en lien avec le spécialiste, divers acteurs de santé. Les téléconsultations organisées dans les EHPAD de la vallée de la Roya se déroulent en présence de l’infirmière, du psychologue et d’un cadre de l’établissement. Et le gériatre s’enrichit des informations que chacun est à même de lui communiquer sur le patient. Car la télémédecine est aussi vécue comme un vecteur d’apprentissage pour ses utilisateurs.
« En travaillant étroitement avec des spécialistes, les généralistes améliorent leurs compétences et deviennent des apprenants », note le Dr Bismuth qui réalise ses consultations de télémédecine secondé par une infirmière et une aide-soignante. « C’est un véritable travail d’équipe, ce qui n’est pas le cas en cabinet. Un vrai plus car chaque intervenant va bénéficier de cette “ formation ” dans des domaines bien différents. »
Le Dr Bouchy confirme : « Grâce aux téléconsultations d’addictologie, nous nous formons à une meilleure prise en charge des toxicomanes et la consultation avec l’addictologue permet également de mieux connaitre nos patients d’un point de vue familial ou social ». S’enrichir de l’exercice des autres est donc un atout indéniable offert par la télémédecine.

Les dangers de l’à-peu-près

Mais attention à ne pas confondre télémédecine et « médecine sauvage », met en garde le Pr Thierry Moulin, président de la Société Française de Télémédecine (SFT) qui insiste sur l’importance d’accompagner le changement. Car l’envoi d’une photo à un confrère via un smartphone n’est ni du téléconseil, ni de la télé-assistance à proprement parler et cette tendance se répand. Il existe, selon lui, une différence de taille entre un système formalisé et des initiatives prises sans filet, hors du cadre déontologique, et qui pourraient mettre en jeu la responsabilité juridique du médecin. « Le code de déontologie se voit amplifié par le processus de numérisation des données. Cet aspect ne souffre pas l’approximation. La numérisation oblige à diminuer l’à-peu près », insiste le président de la SFT qui pointe l’importance de la formalisation du processus. « Sinon c’est un avis entre confrères qui n’est pas tracé dans le dossier médical. »

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Le Dr Bismuth reconnait que le sujet est complexe et s’interroge sur les problématiques d’éthique en rappelant que le consentement du patient et le secret professionnel doivent toujours être respectés. Le généraliste albigeois rappelle combien la sécurité des échanges de données est cruciale : « Il n’est pas question, par exemple, d’utiliser Skype et lorsqu’on échange des photos et des informations avec un smartphone, il n’y a aucune traçabilité ». Qu’adviendrait-il ainsi si une photo mal prise ou de mauvaise qualité induisait en erreur un médecin et qu’une lésion en apparence anodine se transformait en cancer ? Qui serait responsable : celui qui a pris la photo ou celui qui l’a mal interprétée ? « La technologie doit être fiable à 100 % car il existe toujours un risque de mauvaise interprétation des images, notamment si elles ne sont pas de bonne qualité. »

Des lourdeurs administratives et techniques

C’est peut-être pour cela que la démarche ne s’improvise pas. Le Dr Olivier Bouchy en sait quelque chose. Il exerce dans l’unique cabinet lorrain équipé d’un chariot de télémédecine, ce qui l’incite à dire qu’en France les choses n’avancent pas assez vite comparé à nos voisins. Car les étapes administratives à franchir sont lourdes, notamment pour les médecins installés dans les déserts médicaux.


Pour une MSP, monter un projet de télémédecine est une démarche compliquée et coûteuse, surtout du point de vue du matériel qui doit être ultra-performant. « Nous utilisons la plateforme de messagerie sécurisée Covotem dans le cadre d’une convention signée par l’ARS et la fédération des URPS de la région Centre, explique le Dr Bidaut. C’était l’une des contraintes pour pouvoir entrer dans le cadre de la convention qui établit la rémunération. » Ce généraliste du Loiret regrette que la plateforme fournie par l’ARS ne soit pas très conviviale et ne permette pas d’extraire le document avec l’avis du médecin spécialiste, ni d’intégrer un document Pdf ou Word au dossier patient. De surcroît, la plateforme Covotem ne permet pas à deux praticiens de lire en même temps la carte Vitale du patient qui est en téléconsultation. Avec ses confrères impliqués dans l’expérimentation, il espère que cet outil va rapidement progresser pour permettre une utilisation de la carte Vitale à distance.
Serge Bismuth pointe aussi les risques de défaillances techniques qu’aucun médecin ne souhaite gérer. En cas de problèmes en effet, la présence d’un technicien devient indispensable. La question du débit internet réduit dans certaines régions rurales se surajoute. « Sans débit, même avec les meilleurs protocoles, la télémédecine ne fonctionnera pas », ironise le Dr Bidaut. Un fait qui devrait être résolu avec l’extension de la fibre. Mais, pour l’heure, c’est déjà compliqué dans une MSP ou un EHPAD et plus encore dans un simple cabinet médical…
Le conseil général des Alpes-Maritimes l’a d’ailleurs compris en accompagnant
d’un point de vue technique l’équipe de la MSP de Breil-sur-Roya. « On a reçu une aide logistique avec un système de partage de l’information, d’ADSL sécurisé. Nous passions par le portail du conseil général », se souvient le Dr Gerschtein. En s’installant en zone défavorisée, ce généraliste a touché une subvention qu’il a intégralement utilisée pour équiper en partie la MSP en matériel high tech extrêmement onéreux.

La question de la rémunération

Reste la question de la valorisation de la consultation à distance, sujet épineux dans un contexte de maîtrise des frais de santé. Les pouvoirs publics craignent un dérapage des dépenses liées à ce mode d’exercice en raison d’une inflation des consultations. « Mais nous n’allons pas réaliser des consultations inutiles ! Elles auront lieu de toute façon. Les délais seront simplement raccourcis », s’amuse le Dr Bismuth. Ainsi, la fréquence des visites ne devrait pas croître et des économies importantes seront réalisées sur le transport des patients. De récentes dispositions devraient permettre l’acte de téléconsultation et la rémunération des deux intervenants. Mais le Dr Bouchy, qui cote 23 euros sa téléconsultation avec un centre hospitalier, pointe la timidité de la volonté politique. Selon lui, les médecins sont inquiets car la télémédecine est chronophage et coûteuse en matériel et mérite donc une rémunération en conséquence.

Un mode de rémunération original

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Pour sa part, le Pr Moulin rappelle que, dans la prise en charge des ALD, les consultations sont parfois plus longues et qu’il est nécessaire de financer ce service de téléconseil. Dans le cadre d’une convention avec l’ARS pour expérimenter la téléconsultation en ambulatoire, la fédération des URPS de la région Centre bénéficie pourtant d’un mode de rémunération original bien qu’insatisfaisant sur le long terme. Le médecin généraliste impliqué dans l’expérimentation ne reçoit aucune rémunération mais un forfait de 460 euros versé en une fois qui indemnise la formation à l’utilisation de la messagerie sécurisée Covotem et l’appropriation de l’outil. Le spécialiste touche, de son côté, 14 euros par avis, sauf s’il demande à voir le patient, ce qui représente alors une consultation normalement cotée.
Alors que le sujet est en discussion à la Cnamts, le Dr Bidaut, précise que les généralistes attendent une rémunération à l’acte du niveau de celle des spécialistes car la téléconsultation doit être préparée soigneusement et prend beaucoup de temps. « Il faut remplir un formulaire et il y a un travail de prise de photos, de transfert des images, de rédaction du contexte médical du patient, de préparation des questions que l’on posera au spécialiste, de coordination… »


Les professionnels de second recours espèrent également des moyens supplémentaires. Faute de décret clair sur la rémunération des spécialistes et, en conséquence, faute de spécialistes, la MSP de Breil-sur-Roya n’a pas pu lancer sa téléconsultation en dermatologie. « Nous avons été victimes de la non- prise de conscience de l’importance de valoriser les actes de télémédecine, s’agace le Dr Gerschtein. Nous sommes en attente des décrets et, pour l’heure, ce sont les spécialistes qui se déplacent à la maison de santé. Nous avons la chance d’avoir un dentiste, deux cardiologues, un dermatologue, un ophtalmologue, un psychiatre et des radiologues qui se déplacent plusieurs fois par semaine. L’équipe fonctionne très bien et cela évite aux patients de faire des kilomètres. à défaut de cadre, nous avons contourné le problème. Du coup, la télémédecine perd un peu de son sens. » Pourtant, bien encadré, cet outil va favoriser le développement de notre système de santé, assure le Pr Moulin. Selon lui, il ne manquerait que la pérennisation des financements pour installer durablement ce nouveau mode d’exercice.

Un enjeu majeur de formation

Il existe également un enjeu majeur de formation à cette technique, enjeu parfaitement assumé par la Société Française de Télémédecine qui a élaboré des formations et mis en place un DU. Mais, sur le terrain, les pionniers sont unanimes : les pouvoirs publics doivent rapidement prendre la mesure de leurs attentes avant que la dynamique ne se tarisse complètement. Les souhaits du Dr Anne Lazarévitch et de ses confrères sont explicites : « Nous espérons un soutien encore plus prononcé et, surtout, plus enthousiaste pour toutes ces expériences. Elles contribuent à modifier durablement le paysage des soins primaires pour pouvoir proposer une médecine de qualité, sécurisée et efficiente à des patients atteints de pathologies de plus en plus complexes et chroniques, dans des zones sous-dotées sur le plan démographique ».

 

Dossier réalisé par Vanessa Avrillon avec Camille Roux et Paul Bretagne