La maîtrise des dépenses est-elle un piège ?

La leçon de santé de Jacques Attali

Publié le 24/11/2010
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Crédit photo : P. Chagnon

DÉPENSES de santé, numerus clausus, syndicalisme médical... Jacques Attali, récent président de la Commission pour la libération de la croissance française a fait sensation, vendredi dernier, à la tribune des Journées de la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP). Le détail de ses idées, souvent à contre-courant du consensus général.

• Dépenses de santé

Jacques Attali s’érige contre « l’obsession de la réduction des coûts ». Contre cette idéologie dominante qui voit la hausse des dépenses de santé comme une catastrophe. Contre la culpabilisation des Français. « Il faut attaquer ce raisonnement à la racine pour le casser, expose Jacques Attali. Le fait que les dépenses de santé augmentent n’est pas une mauvaise nouvelle. Ce sont de bonnes dépenses car l’espérance de vie augmente, et parce que c’est un secteur qui crée des emplois et des progrès techniques. » Invitant le monde de la santé à mener une bataille idéologique sur ce front, Jacques Attali enfonce le clou : « Non, il ne faut pas réduire les déficits. Il faut évidemment gérer cela de la façon la plus efficace possible. Mais il faut accepter que les dépenses de santé augmentent plus vite que le PIB. (...) Il ne faut pas que la santé accepte de tomber dans le piège de la maîtrise de ses dépenses. » Tant que la vie s’allonge et que la qualité des soins est au rendez-vous, mieux vaut gaspiller que serrer abusivement la vis, dit encore Jacques Attali. Sinon, le pays s’expose à des tragédies. « C’est ce à quoi on assiste en ce moment, enchaîne l’économiste. Des signaux, on le voit bien sans le dire trop fort, ne vont pas dans le bon sens : les inégalités régionales se creusent, la prévention est tragiquement faible, le nombre de médecins est insuffisant dans certaines régions, l’hôpital est géré de façon bureaucratique, l’articulation entre le privé et le public est insuffisante, et la tarification de certaines spécialités, notamment en chirurgie et en obstétrique, n’est pas adaptée, ce qui conduit, du fait de la judiciarisation de ces spécialités, à la disparition de ces activités. On a les premiers signes d’un système qui ne tient plus son rang. » Conclusion en direction des professionnels de santé : « Vous devez vous battre pour maintenir la qualité des soins, et pour garder les moyens. Sinon, à force de dire qu’il faut réduire les dépenses, on va les réduire, et créer les conditions de la justification de la réduction des dépenses. »

• Dépendance

Nicolas Sarkozy l’a rappelé lors de sa dernière intervention télévisée : le financement de la dépendance sera le chantier de la fin de son quinquennat, avec la fiscalité. Un sujet qui laisse Jacques Attali perplexe. « On est en train de nous dire qu’après les dépenses de retraites, il faut maîtriser les dépenses de dépendance. Et au fond, dans l’imaginaire collectif, il y a cette idée que comme on vit plus vieux, on va tous être ou Alzheimer, ou Parkinson, ou les deux à la fois, et qu’on va tous vivre quinze ans avec ce genre de tracas, et que donc il est très urgent de trouver une couverture nouvelle pour éviter le retour aux mouroirs. Je ne suis pas d’accord! » Chiffres à l’appui : « Un million de Français sont en situation de dépendance. Et 3,5 millions si l’on compte tout, y compris la surdité. La durée de vie en dépendance est de quatre ans. Le coût de la dépendance, c’est 1 % du PIB. Le taux de croissance des dépenses de dépendance, c’est 4 % par an, déjà couverts à hauteur de 2 % par la Sécurité sociale, et à hauteur de 1,5 % par les retraites. Quand on compare ça à l’immensité des autres dépenses qui posent problème, on se demande pourquoi ce sujet de la dépendance prend une telle ampleur. » Jacques Attali a bien une explication, sociologique. En cause: l’égoïsme de notre société, qui nous conduit à nous focaliser sur des sujets secondaires alors que le problème numéro un, c’est, à ses yeux, l’école primaire et maternelle. « Mais on ne vote pas au jardin d’enfant », ironise Jacques Attali. « En choisissant le sujet de la dépendance, on culpabilise sur les dépenses de santé. On nous dit : "Attention, dépensez moins sur la santé car il va falloir faire de la place à un cinquième risque" ».

• Des soins pour tous, centenaires compris

Les Anglais, les Hollandais, les Suisses, ont fixé une limite d’âge pour certains soins. La France échappera-t-elle à la tendance ? « Il y a 30 ans déjà, je dénonçais le risque d’"euthanasie financière", rappelle Jacques Attali. Ce risque existe. La France doit répondre à la question posée. Quelle est la fonction d’une société sinon d’aider à vivre le plus longtemps possible et le mieux possible ? Il faut clairement dire qu’il n’y a pas de limite. C’est une conséquence directe du serment d’Hippocrate. »

• Règles conventionnelles

Pour Jacques Attali, l’avenir passe par le conventionnement individuel. « Je sais que les syndicats de médecins sont très contre car c’est un peu leur champ de compétences principal. » L’évolution, pourtant, lui semble inéluctable, car tôt ou tard, les assureurs l’imposeront. « L’assureur va juger le médecin selon sa compétence, reprend Jacques Attali. Il va lui demander ses statistiques, vérifier s’il se forme ou pas, s’il se réunit avec ses collègues pour débattre des cas difficiles, etc. Il va examiner en détail la façon dont les médecins se comportent. Et donc le conventionnement, tout naturellement, va découler de ça. » Jacques Attali appelle les syndicats médicaux à faire leur mue : « Les syndicats doivent repenser leur rôle pour définir les conditions dans lesquelles le conventionnement individuel peut être fait, plutôt que d’imposer un conventionnement collectif. »

• Numerus clausus

C’est un de ses chevaux de bataille : Jacques Attali propose de supprimer le numerus clausus. En contrepartie, il préconise la fin de la liberté d’installation, et l’instauration de quotas régionaux. « Revenir sur le numerus clausus, cela veut dire imposer des règles beaucoup plus strictes dans les conditions géographiques d’installation, explique-t-il. C’est beaucoup moins irréversible : quand on a fait une erreur de numerus clausus, on en a pour 40 ans. Quand on a fait une erreur sur le quota régional, on peut le changer tous les six mois. »

DELPHINE CHARDON

Source : Le Quotidien du Médecin: 8862