Les petits sont les grands oubliés des crises, la pédopsychiatrie étant le parent pauvre de la psychiatrie, elle-même en disette. Pourtant, ils sont aussi vulnérables, si ce n’est plus que les adultes déjà armés par la vie. Le « traumatisme d’encabannement » les touche, les déstabilisent, les inquiètent autant que leurs parents mais ils traduisent leur malaise différemment. Ils parlent avec leur corps : agitation motrice et douleurs corporelles sont des signes d’alerte fréquents. Ajoutons les crises sociales et le terrorisme et la coupe psychique déborde.
Nous voilà, depuis près d’un an, assignés, tantôt à résidence, tantôt aux restrictions. Confinés à l’intérieur de nous-même, seul ou en famille, nous sommes happés par l’envie de rien face au tout qui pèse. Dans ce no man’s land sidérant, tout un chacun se sent dépassé, impuissant. Comme pour le virus, il existe plusieurs variants : tomber malade, tomber en dépression, tomber dans l’alcool et la drogue, le jeu et la télé, tomber sur son conjoint à bras raccourci… ou tomber enceinte !
Recrudescence de symptômes physiques
Nos enfants assistent à ces chutes, les vivent et en souffrent. « Les plaintes algiques sont une manifestation fréquente de la souffrance psychique d’un enfant traumatisé ». Le traumatisme peut se convertir en somatisations : ces douleurs physiques et plaintes du corps sont très bavardes quand on sait les écouter.
Avec la pandémie qui submerge le monde, la perte du contrôle et de maîtrise fait perdre les repères et met la société en apnée. Les enfants sont troublés par la découverte que leurs parents, piliers de leur sécurité et de leur protection sont désemparés et impuissants.
Depuis quelques mois, j'observe chez mes petits patients une recrudescence des symptômes physiques bénins mais aussi l'apparition soudaine de pathologies psycho-somatiques comme l’asthme et l’eczéma ou encore l'aggravation assez brutale de maladies graves.
La plus grave et douloureuse est la récidive d’un neuroblastome chez un enfant que je suis depuis de trois ans. Le petit garçon joyeux, en pleine forme, du vif argent, avait fait un dessin très différent des précédents et ne voulait pas le commenter. Pour la première fois, il avait mis de la couleur sur son animal fabuleux, le tachetant de petits grains rouges. J’espérais, pleine de tristesse et d’appréhension, qu’il n’inscrivait pas la prescience de sa rechute. La scintigraphie a, hélas, donné raison à sa prémonition et à Lacan : « À son insu que sait, à son insuccès ».
Fort heureusement, le corps parle moins agressivement. Dans la grande majorité des cas les manifestations sont bénignes. Tous les parents connaissent « le mal au ventre » des examens. Les intestins révoltés se nouent. Les maux de tête des contrôles ou de la colle, loin d’être une simulation, sont la manifestation physique de l’angoisse, authentiquement douloureuse. Les problèmes respiratoires, cutanés, digestifs sont plus fréquents, ainsi que des troubles du comportement : pleurs, cauchemars, colères, ces symptômes dont les adultes ne sont pas épargnés. Quand les choses vont mal longtemps, l’impatience, l’irritabilité, l’agressivité prennent le dessus.
Les somatisations ont un sens qui s’inscrit dans l’histoire épique et génétique. La peau, barrière entre le dehors et le dedans est une zone frontière qui inscrit des conflits, s'irrite en dermatite, psoriasis, acné. L’asthme a un retentissement particulier. L'air pollué est une menace constante et imprévisible, l’expiration peut se bloquer à tout moment ; l’air et l’inspiration viennent à manquer. On mesure mal chez les petits l’impact des premières crises avec la découverte de la peur d’étouffer, surtout quand le quotidien préoccupant est anxiogène.
Petit gars à bout de souffle
Petit gars, le siffleur, le grand braillard, le fort en gueule a arrêté de siffler, de brailler, de gueuler. Il s’inquiète de l’air qu’il respire, traque la poussière et va se coller tout seul au coin, en vertu d’injonction qui n’existe que dans sa tête, la pratique familiale lui préférant le « file dans ta chambre ». Le pirate la met en veilleuse pour s’éviter une de ses flambantes colères pompeuses d’air dont il est ou plutôt était coutumier.
Petit gars a six ans et vient de découvrir l’asthme. Il se rétrécit, parle doucement, ne chante plus, s’écrase. Il a peur de la « crise », limitant son espace et ses mouvements, il s’économise par peur de manquer d’air, lui, au toupet infernal, qui n’en manquait jamais. Le frère aîné a pris le relai, sifflant à tout va. Son cadet susurre sentencieusement « C’est un tic, il a pris un tic ». Petit gars continue à balancer des coups de tatanes discrets. Prudent, il en a modéré l’ampleur pour que ça ne dégénère pas en bataille qui demande du souffle.
La faute à qui tout ça ? À l’arrière grand-mère et au grand-père asthmatique ? À la Crise qui met son père sur la paille, au papa inquiet de la faillite annoncée au point de fondre de quelques kilos en un mois ? La faute au monde qui tourne pas rond ?
Vulnérables aux ambiances
Les petits ont du mal à définir l’angoisse et y poser les mots. Ils absorbent comme des éponges l'anxiété, la fatigue et les peurs des parents. Ils vivent de plein fouet la crainte d’une maladie incontrôlable, la frayeur des décapitations, la possible mort de proches, toutes ces horreurs irreprésentables. Vulnérables aux ambiances, ils subissent les vagues de désillusions, la lassitude, entendant en boucle que plus rien n’est maîtrisable, que de Londres à Bagneux, les États ont perdu tout contrôle dans le combat contre les virus. Ils touchent du doigt que la mort existe, présente tout près. Ils pressentent que personne ne peut les protéger contre les incohérences, les incertitudes et les aléas de la vie.
J’entends souvent des parents dire que leurs enfants ne regardent pas la télé et n’écoutent pas les conversations. Plus on est confiné, plus on la regarde, et il faut bien les occuper pendant le télétravail. Les secrets de famille n’ont de secret que la crédulité des parents à croire que les murs et leur progéniture n’ont pas d’oreilles.
Petits et grands, tous dépassés et impuissants cherchent le bout du tunnel, éprouvant à leur façon, les incertitudes, l'absence de perspectives, le vide. Petits et grands sont éprouvés par les contraintes contradictoires sans fin, les restrictions qui durent, avec au bout la crainte des faillites et la perte d'emploi voire du logement.
Tout le monde, en stand-by, attend des solutions logiques et satisfaisantes pour sortir et revivre normalement. Certains ont plus de capacités d’adaptation et de résilience que d’autres, mais ceux qui en ont peu sont évidemment à risque de décompensations psychiques et somatiques. Que les parents soient attentifs au fait que les enfants n’ont pas toutes les clefs ni tous les mots pour comprendre ce qui leur arrive.
Il est urgent de les aider à parler et à verbaliser ce qu'ils ressentent sans savoir l'exprimer. Greffer les mots sur les angoisses les aidera à se projeter vers un avenir meilleur et plus ludique, le retour du bon temps où on fête les anniversaires avec les copains et les Noëls avec les grands-parents en ayant le droit de se câliner et de s'embrasser.
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