Vingt-deux ans à l’Institut médico-légal

Quoi de neuf chez les morts ? La vie

Publié le 19/11/2010
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Crédit photo : S. toubon/« le quotidien »

« LA MAISON DU MORT », telle que la fait visiter le Pr Dominique Lecomte, au fil des pages de son livre-mémoires*, n’a que peu à voir avec les clichés dont sont tellement friands films et séries télé, avec leurs séquences obligées d’autopsie, dans le grésillement blafard des scialytiques. En fait, à l’intérieur de l’énorme et sinistre bâtiment de pierres et de briques du quai de la Rapée, nous découvrons un monde grouillant de vie. Un lieu où se cristallisent les haines, la révolte, la colère, emmagasinées au cours des différentes étapes de l’existence et qui se focalisent sur cet événement unique : la mort. Aux commandes, la professeur de médecine légale coordonne les interventions de ses équipes « pour faire prévaloir quand même la raison, la sagesse et surtout l’esprit de paix ».

C’est principalement dans la salle de présentation des corps qu’elle opère. Une vaste pièce climatisée au sol et aux murs recouverts de panneaux de bois clair, couleur miel, une fresque de plexiglas laissant filtrer la lumière du jour. C’est là que la directrice de l’IML prend en charge les proches et supervise le moment clé pour ceux qui restent de la séparation d’avec le mort. « Un moment court, intense, de prise de conscience et de communion ultime avec le défunt », témoigne-t-elle. Une vitre se dresse entre mort et vivants, ceux-ci s’accoudent à une fine console en bois, nez collé contre la vitre. Avec cette protection contre l’horreur et l’odeur, qui prévient les crises d’agressivité désespérée, les morts sont protégés de réactions violentes et les vivants affrontent le temps de la séparation.

« Le médecin que je suis compare la disparition brutale d’un être cher à une plaie anfractueuse de l’âme et du corps chez celui qui reste, confie le Pr Lecomte ; elle est si douloureuse que le simple fait de l’effleurer peut faire extrêmement mal. On doit tranquilliser le malade et, dans une relation de confiance, nettoyer ce cratère meurtri avec une grande douceur, le parer comme le ferait un chirurgien pour éliminer les impuretés, permettre une cicatrisation. Il faut éviter toute complication inflammatoire pouvant déboucher sur une infection généralisée, ou du moins sur une cicatrice chéloïde du fait d’une reconstruction hâtive, forcément disgracieuse. »

Un échec.

Et, reconnaissant qu’à elle aussi il est arrivé de toucher le fond de la souffrance, elle « ne fait pas la maligne ». D’autant moins, souligne-t-elle, que, « si tout médecin, dans l’exercice de son métier, est confronté à la mort et aux familles des morts, il n’est pas du tout formé au cours de ses études à cette confrontation. Au fil de son parcours professionnel, la mort d’un de ses malades l’interpellera toujours, car il peut en venir à la considérer comme l’échec de son pouvoir, le résultat d’une erreur de raisonnement, d’une lacune dans ses connaissances, ou d’une faute technique ». Le Pr Lecomte va même jusqu’à affirmer que « souvent le médecin fuit la mort, qu’il se dérobe et ne veut pas rechercher ses causes par crainte d’avouer son propre échec ».

Quelques pages du livre évoquent les gestes techniques de la spécialité : la reconstruction, quand on décabosse et efface au maximum les lésions d’un mort massacré pour le rendre littéralement présentable aux proches. Et bien sûr l’autopsie, quand le médecin légiste, comme à la télé, s’emploie à « faire parler le mort » :« Quand j’effectue l’incision initiale, décrit-elle, c’est avec une grande légèreté de geste pour écarter de moi l’impression de découper, de trancher. Le fil de la lame glisse sur la peau et aux points d’attache des organes. Plus j’avance en âge, plus j’éprouve le besoin d’effleurer le corps, comme mue par un respect accru vis-à-vis de l’être humain étendu devant moi, de cet édifice anatomique qui a évolué au fil du temps. »

Des chapitres évoquent la mort criminelle, les suicides, où la mort triche avec l’ordre naturel, le suicidé tuant souvent sa souffrance, constate-t-elle, causant une dévorante culpabilité chez ceux qui restent, malgré des écrits ultimes pour tenter de les apaiser ; elle aborde l’approche évolutive de l’enfant (lire encadré), la mort des indigents et celle des abandonnés. Au final, Mme Lecomte livre un sévère diagnostic sur le vécu actuel de la mort. En deux décennies, elle a constaté sa dégradation, avec « un plus grand désarroi des familles, sans doute lié au déni de la mort, à la dénégation de l’état de deuil ». Il lui apparaît que le mal-être grandit chez les individus, avec une augmentation du nombre des suicides, des règlements de comptes intrafamiliaux, des morts dans l’alcool, la drogue, les médicaments, dans la violence envers soi et les autres. La perte des repères, estime-t-elle, dans une société où tout va très vite, entraîne certains dans un mouvement brownien, celui de l’argent, du pouvoir, du toujours plus de tout, tout de suite. Selon elle, la mort n’y trouve plus sa place.

*« La Maison du mort », Fayard, 210 p., 17 euros.

CHRISTIAN DELAHAYE
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Source : Le Quotidien du Médecin: 8859