Editorial

À propos de l’interview du Pr Guy Vallancien

Publié le 27/04/2015
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Retranscrite dans « le Quotidien » du 23 avril, l’affirmation à l’emporte-pièce du Pr Vallancien sur la mort annoncée de la séméiologie et donc de l’examen clinique me surprend et m’exaspère. Elle me surprend, mais ne m’étonne pas de la part d’un chirurgien viscéral qui a eu à prendre en charge des patients dont la vie était en danger, et qui donc a une perspective quelque peu biaisée. Peut-être aussi a-t-il déserté depuis longtemps la consultation. Elle m’exaspère, parce que c’est exactement ce qu’il ne faut pas clamer aux nouveaux arrivants en médecine, car c’est faire miroiter la chimère d’un futur décideur médical devant un écran à commande tactile ou vocale, à l’instar du pilote d’un drone, loin des théâtres d’opérations. Cependant, il n’y a pas de doute que la panoplie des nouveaux moyens d’investigation et même thérapeutiques bouleverse et bouleversera de plus en plus la démarche médicale. Mais, encore une fois il ne s’agit que de compléments, aussi sophistiqués soient-ils.

C’est tous les jours, en consultation ou au lit de tous les patients – du cas anodin au plus sérieux – que l’option finale est prise lors d’un ultime examen clinique, parce qu’est mis en évidence le détail décisif qu’aucune machine ne pouvait détecter. La machine ne remplacera jamais ce subtil aller-retour tripolaire entre le fait pathologique, l’état des connaissances et l’expérience du médecin.

Pour me faire comprendre, je ne vois pas mieux que de rapporter ici, deux exemples pédagogiques inclus dans la deuxième édition de mon ouvrage « Chirurgie, l’envers du décor » [Harmattan, juillet 2014, nouvelle édition, pages 35 et 36]. La scène se passe au « staff » d’un service hospitalo-universitaire :

Madame Dubois souffre d’une arthrose de hanche, elle boîte, prend depuis quelques mois des antalgiques de toute nature, mais elle n’utilise pas de canne. Oui, la radiographie est éloquente… mais faire une prothèse paraît prématuré. Le chirurgien qui a fait entrer la patiente pour l’opération a beau insister et défendre son point de vue, le patron n’en démord pas : pas de prothèse. Il est décidé de la revoir quelques mois plus tard après l’épreuve de la canne et des antalgiques plus puissants. La décision paraît d’autant plus raisonnable que la dame n’a pas plus de 60 ans (nous sommes dans les années 70). Elle ne sera opérée que si les lésions anatomiques s’aggravent en même temps que le handicap.

Madame Dubois s’apprête donc à franchir la porte de sortie de la salle de réunion, convaincue qu’elle ne sera pas opérée. On entend alors la voix forte du patron :

– Madame Dubois, comment cela se passe-t-il à la maison ?

– Oh ! Professeur, mon mari est très malade, nous habitons au 5ème étage sans ascenseur, je dois faire les courses tous les jours, descendre les poubelles…

– Madame Dubois, je change d’avis, vous serez opérée la semaine prochaine d’une prothèse.

Cette observation n’aurait pas eu tout son poids pédagogique, sans l’entrée juste après de Monsieur Martin : Il a 72 ans, boite sévèrement, s’appuie sur deux cannes-béquilles. Sur le négatoscope sont étalées ses radios. Elles montrent une arthrose de hanche droite destructrice. Dans la salle de réunion, personne ne discute, tant l’indication d’une prothèse paraît évidente. D’ailleurs après un coup d’œil sur la démarche du patient et sa radio, le patron semble se désintéresser de son cas tant la réponse parait élémentaire. Ce sera donc la prothèse bien que l’anesthésiste souligne un mauvais état cardiaque, il y a, dit-il, un risque vital notoire. Au moment où Monsieur Martin se lève de son siège pour gagner la sortie certain d’être opéré, une question fuse :

– Monsieur Martin que faites-vous de vos journées ?

– Oh ! Professeur je suis retraité de la SNCF, j’habite une petite maison en banlieue avec un potager que je ne peux plus atteindre car je dois franchir trois hautes marches, c’est devenu impossible.

On conseille à Monsieur Martin de faire construire un plan incliné sur ces trois marches. Il ne sera pas opéré.

Ne pas confondre modernité et but à atteindre

Ces deux exemples, que certains ne vont pas manquer de qualifier d’archaïques, résument la place décisive de l’examen clinique conjugué aux examens complémentaires et surtout in fine à l’évaluation du besoin réel du patient. C’est au contact physique du patient (dans 100 % des cas) et non par machines interposées, qu’un algorithme prenant absolument tout en compte, peut être déroulé. C’est d’ailleurs ce qui définit la démarche médicale dans toute sa noblesse (non pas une science, mais un art qui se sert des outils technologiques), et qu’en passant, nos tutelles ont bien du mal à comprendre.

Le mirage d’une médecine « instrumentée » est une chimère dangereuse car c’est ouvrir grande la porte à une cohorte de techniciens de la médecine, dont on peut imaginer les dégâts qu’ils vont commettre si on les laisse faire. Ce n’est pas la première fois, qu’on tente de faire croire que les moyens toujours plus raffinés remplaceront un jour l’esprit humain** en substituant de bien pâles reproductions à son inimitable perfection. En bref, entretenir ce mirage, est une grossière confusion entre modernité et but à atteindre.

Le médecin (ou le chirurgien) du « 3ème type » devra justement être formé à consulter la machine avec discernement, il bénéficiera d’un gain de temps, elle lui fournira une base de réflexion et matière à comparaison.

Nous savons bien que les banques de données et les systèmes d’information sont d’une aide précieuse, mais ils ne se substituent pas à la démarche qui relève de la responsabilité d’un individu en chair et en os adossé à tout son capital cognitif.

Quant aux actes chirurgicaux robotisés, là encore, ils ne peuvent être utilisés que selon des procédures appliquées à des cas standards et sûrement pas pour des situations complexes. Or la caractéristique d’un « vrai » chirurgien est justement d’être capable de flexibilité au cours d’une quelconque opération :

Changer inopinément d’orientation si nécessaire, ce que la machine ne peut pas faire, sans la « valeur ajoutée » d’un cerveau à la commande de mains humaines.

Si on veut jouer à se projeter dans un avenir lointain, c’est plutôt du côté de l’éradication des pathologies qu’il faut se tourner. De fait, c’est plutôt dans une telle perspective, que l’on peut prévoir la disparition du médecin de terrain (toutes pratiques confondues) au profit de praticiens experts de la prévention et de la prophylaxie.

En attendant, j’espère bien que la première règle enseignée à ces confrères de demain matin, sera justement de se méfier de la machine et des incitateurs commerciaux qui se tiennent en embuscade.

* Écrivain-essayiste, ancien chirurgien Chef de service des Hôpitaux

** La Mettrie (de) Julien, Offray, L’Homme Machine (1747) Hachette-BNF (éd.1865)

Par le Pr Jean-Yves de la Caffiniere*

Source : Le Quotidien du Médecin: 9407