C 'ETAIT il y a dix ans. La France, avec la loi Evin du 10 janvier 1991, se plaçait en première ligne des pays agissant contre le tabagisme.
« Aujourd'hui, la législation reste bonne, mais elle est de moins en moins appliquée, commente pour "le Quotidien" le Pr Henri Pujol , président de la Ligue nationale contre le cancer . Cette érosion, symboliquement, se révèle inquiétante. Il n'y a plus de vigilance face aux contrevenants qui fument dans les espaces qui ne leur sont pas réservés dans les lieux publics, au travail et au restaurant. C'est comme s'il était devenu normal de griller les feux rouges en voiture ; réprimer l'automobiliste en infraction, à ce stade, c'est prévenir des accidents graves. »
« Dans les locaux du ministère de Mme Gillot, c'est seulement aujourd'hui qu'on envisage de faire respecter la loi Evin, poursuit le Pr Pujol. En fait, la ligne de partage entre fumeurs et abstinents contraint ces derniers à se défendre ou à agresser. Il faudrait une prise de conscience sociale de la dangerosité du tabac qui a tué plus de 200 000 personnes en quatre ans. Cela a bien eu lieu avec la vache folle qui, durant la même période, a coûté la vie à trois de nos concitoyens. Mais c'est tellement catastrophique qu'on ne s'en préoccupe pas. » Le Pr Albert Hirsch (hôpital Saint-Louis, Paris), président de l'Alliance pour la santé-Coalition contre le tabagisme (AS-CCT)*, partage l'analyse de son confrère. De septembre 1991 à décembre 1996, la hausse des prix du tabac a été de 96,5 %, soit 74 points de plus que l'inflation. Il s'en est suivi une diminution de 8,5 % du nombre de cigarettes consommées, relève-t-il. Il est admis, en effet, qu'une majoration de 10 % l'an entraîne, à long terme, une réduction de la consommation de 3 %. Ainsi, en 1997, 1998, 1999 et 2000, la hausse annuelle des prix de seulement 5 % a cassé le rythme : la baisse des ventes correspondante n'a été que de 1,4 %.
La proportion de femmes atteintes d'un cancer du poumon augmente : + 25 % en cinq ans. Quelque 3 000 Françaises en meurent, chaque année, pour 19 000 hommes, et ce dernier chiffre tend à se tasser. Autre phénomène inquiétant cité par le pneumologue : « La progression de l'espérance de vie, jusqu'alors de trois mois par année, est stoppée chez la femme, du fait de l'apparition de maladies liées au tabac. » Sans compter que 25 % des femmes enceintes fument. Chez l'homme, la hausse de l'espérance de vie n'est plus que de deux mois par an, car « les progrès médicaux ont atteint, à ce jour, un seuil dans la lutte contre la mortalité cardio-vasculaire ». On peut encore citer les chiffres du tabagisme chez les 18-25 ans : 46 % des filles et 48 % des garçons fument depuis trois-quatre ans.
Changer la loi pour mieux l'appliquer
Alors que faire pour que ça change, pour que les 60 000 morts annuelles dues au tabac ne deviennent pas 160 000 dans l'Hexagone en 2025, selon les prévisions de l'Organisation mondiale de la santé ? Appliquer la loi, rien que la loi, mais aussi la changer sur deux points, suggère le Pr Albert Hirsch. Afin que soit respectée la prohibition sur les lieux de travail, il ne faut plus impliquer la police, comme l'a voulu le législateur, personne n'utilisant cette procédure inappropriée, mais la médecine et l'inspection du travail. En d'autres termes, une telle disposition doit être inscrite non plus au code de la Santé, mais au code du travail. Le praticien espère pouvoir s'entretenir prochainement de la question, au nom de l'AS-CCT, avec Jean-Denis Combrexelle, le nouveau directeur des Relations au travail au ministère de Mme Guigou. En second lieu, il importe que la dénonciation de situations en porte-à-faux avec la loi, en dehors des entreprises, ne relève plus d'associations anti-tabac, mais des parquets.
Enfin, qu'attendent les pouvoirs publics pour allouer des crédits suffisants à la prévention ? Si l'on exclut les campagnes annuelles CNAMTS-Comité français d'éducation pour la santé (environ 80 millions de francs), le mouvement associatif, à travers principalement le Comité national contre le tabagisme, l'AS-CCT et l'Office français de prévention du tabagisme, bénéficie de quelque 1,5 million de francs. A titre de référence, les 6 millions d'habitants de la Floride, aux Etats-Unis, ont droit, eux, à 700 millions de francs. « Si on ne veut plus lutter en amateurs, face à ces grands professionnels que sont les cigarettiers, il conviendrait de débloquer, hors campagnes, au moins 100 millions de francs », estime le Pr Hirsch.
Jeudi à l'Académie
Que les pouvoirs publics et les candidats aux élections municipales se le tiennent pour dit, les médecins en ont assez d'être consultés sans être entendus en matière de santé publique. Mobilisés par les Prs Tubiana, vice-président de l'Académie de médecine, Gilles Brucker, responsable du Haut comité de la santé publique, Albert Hirsch et Henri Pujol, ils vont lancer, jeudi prochain, dans les locaux de l'Académie de médecine, un cri d'alarme, en présence de Claude Evin et Jacques Barrot, anciens ministres, et de Robert Badinter, patron du Conseil constitutionnel lors du vote de la loi du 10 janvier 1991. « Il est temps de relancer la loi contre le tabagisme », exigent l'Académie de médecine et l'Alliance pour la santé, avec le soutien de la Ligue contre le cancer. « Il faut faire une piqûre de rappel », traduit le Pr Henri Pujol. « C'est une absurdité de dire que le tabac rapporte plus qu'il ne coûte, note, de son côté l'économiste Pierre Kopp. En 1996, les ménages ont consacré 72,3 milliards de francs à la consommation de tabac, sur lesquels la charge fiscale est de 76 %, soit 55 milliards de francs de recettes, à opposer à un coût social de 65 à 89 milliards de francs. » (1).
Un questionnaire aux candidats aux municipales
Concrètement, sans moyens autres que des expédients, la lutte contre le tabac est vouée à l'échec. Sans une augmentation minimale annuelle et régulière de 10 % du prix du tabac, le tabagisme ne régressera pas. Et sans la volonté politique de faire respecter les interdits, les enfumeurs feront la loi.
Sur ce dernier point, un questionnaire va être adressé aux candidats aux prochaines élections municipales, dans les grandes villes, en particulier, afin de les alerter sur ce qui relève de leur responsabilité quant à l'interdiction de fumer dans les écoles primaires et les hôpitaux. A Montréal, en Grande-Bretagne, en Europe du Nord, voire à Barcelone, on ne fume pas dans les halls d'entrée des hôpitaux, comme c'est le cas à Saint-Louis à Paris, fait remarquer le Pr Hirsch.
(1) L'AS-CCT (tél. 01.42.86.22.95) fédère une vingtaine d'associations.
(2) « Tabac Actualités » n° 11, décembre 2000, lettre mensuelle d'informations CFES-CNAMTS.
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