Quand les jihadistes invoquent Allah, les psychiatres évoquent l’effet Lucifer pour expliquer la bascule dans l’action violente.
C’est un long chemin qui va faire basculer, de petite amertume en stigmatisation quotidienne, un homme ordinaire vers la violence et le fanatisme. Et contrairement à l’idée reçue, ce décrochage ne menace pas seulement le voyou désocialisé : « Tout homme est capable des pires barbaries dans certaines circonstances, affirme le Pr Patrick Clervoy, chef du service de psychiatrie de l’hôpital du Val-de-Grâce. Le médecin comme tout un chacun, y est exposé. Non seulement son haut niveau intellectuel et ses diplômes ne le mettent pas à l’abri, mais l’altruisme qui est au cœur de son engagement médical, sa vocation pour soulager la souffrance peuvent l’amener plus volontiers qu’un autre à rejoindre des groupes ultra-violents. Malgré l’horreur même qu’ils lui inspirent. »
C’est ce qu’un psychologue de l’université de Stanford, Philip Zimbardo, a baptisé « Lucifer effect », après une expérimentation réalisée en 1971 : des rôles de gardiens et de prisonniers avaient été distribués à des étudiants réputés bien intégrés, les faisant déraper en quelques jours dans des comportements sadiques et violents. La thèse d’une soumission des personnes dites « normales » à des idéologies, en dehors de toute prédisposition sociale ou génétique, semblait vérifiée. L’expérience de Stanford recoupait les conclusions de celle, non moins célèbre, du psychologue Stanley Milgram, qui avait montré, entre 1960 et 1963, que près de deux sujets sur trois acceptaient d’infliger des chocs électriques, dès lors que l’autorité leur en donnait l’ordre, seulement 10 % des volontaires se montrant réfractaires aux pressions de leur hiérarchie.
« Comme si l’horreur pouvait éradiquer l’horreur »
Cet effet Lucifer, le Pr Clervoy raconte qu’il l’a vu à l’œuvre notamment dans la prison d’Abou Ghraïb, lors des séances de torture effectuées sous contrôle médical (privation de sommeil, simulations de noyades et autres actes de violence et d’humiliation). « Or, souligne-t-il, ces médecins devenus bourreaux ont accepté d’assumer ce rôle et de perpétrer les gestes les plus barbares non pas malgré leur horreur de la barbarie, mais en vertu, justement, de leur engagement contre elle, pour servir ce qu’ils croyaient le bien et la cause de la paix. Comme si l’horreur pouvait éradiquer l’horreur. Ce n’est donc pas une rage morbide qui s’est emparée de ces personnes bien éduquées, bien formées, bien dans leur tête, mais c’est leur volonté d’extirper le mal qui les a conduits à perpétrer des gestes terribles. À My Lai, pendant la guerre Vietnam, en France lors de la période de l’épuration à la Libération, pendant la guerre d’Algérie avec les séances de torture, lors des génocides du Cambodge, du Rwanda, ou de Bosnie et bien sûr dans les actions de Daesh et du jihad islamiste, c’est toujours ce même effet qui produit le décrochage moral et fait sauter les verrous contre la violence. »
Dans le cas des médecins, « le phénomène de bascule du côté de la cruauté est d’autant plus saisissant qu’ils sont imprégnés d’un idéal de fraternité et de justice, un idéal qui les conduits à se comporter plus que les autres en prosélytes et en recruteurs, à jouer les prophètes. Ils vivent alors probablement plus dans l’espérance. S’ils sont des bourreaux, ils se voient bourreaux de bourreaux, hypersensibles au mal commis par l’ennemi, rivés à leur idée manichéenne du bien. »
Patrick Clervoy, « L’Effet Lucifer : Des bourreaux ordinaires », CNRS éditions, 2013
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