Livres
E N même temps qu'il paraît aller de l'avant en toute liberté, le personnage qui illustre la couverture du roman semble prêter le dos à tous les coups. Est-il Ali ? Est-il Paul Smaïl ? Ali est-il Ahmed ? Paul Smaïl est-il un autre ? Si la liberté du romancier d'emprunter à la réalité est entière, l'envie de se cacher sous un pseudonyme risque de se transformer en piège tant pour l'auteur de la farce que pour les lecteurs.
La rumeur va en s'amplifiant, étayée par des études comparées des textes, qui révélerait, sous l'identité de Paul Smaïl, le nom de Jack-Alain Léger - ce nom étant lui-même un pseudonyme ! - écrivain réputé, auteur d'une trentaine de romans... bien loin de l'image de jeune beur, fils d'un harki employé à la SNCF et au visage ressemblant à une figure du Fayoum, comme se présentait Paul Smaïl dans « Vivre me tue » ; un « bon beur », selon ses mots, qui, dans « Appelez-moi Smaïl », complétait son portrait en se disant doté d'un DEA de littérature comparée sur Herman Melville...
Entre verlan, argot « rebeu » et académisme, le style d'« Ali le Magnifique » prête encore à confusion. Mais il serait faux d'affirmer que l'on plonge dans cet énorme livre - par le fond et par la forme - de la même façon, sachant qu'il est écrit par un jeune immigré de la deuxième génération ou un homme de lettres aux tempes argentées - même si tous les deux sont des révoltés.
L'ambiguïté, elle est aussi dans les difficultés de publication du livre, dont on connaît la version de l'auteur puisqu'il a envoyé préalablement à la presse un texte intitulé « Chronique d'une tentative de censure déjouée » : accepté par Denis Bourgeois pour Calmann-Lévy au mois de mars, le livre devait paraître le 29 août ; or, ce dernier ayant été révoqué le 13 juin, son successeur, Jean-Etienne Cohen-Séat, faisait parvenir quelques jours plus tard à Paul Smaïl, par lettre recommandée, une liste des révisions à apporter au manuscrit pour qu'il puisse être publié, « ce qui reviendrait à me faire couper, ou entièrement réécrire en politiquement correct, quelque 500 feuillets sur les 680 que comporte ledit manuscrit... Je devrais supprimer de mon roman les personnages suivants : Chirac, Chevènement, Catherine Trautmann, Martine Aubry et Alain Minc ». Le prétexte invoqué étant le suicide de Sid Ahmed Rezala.
Passons sur les péripéties d'à-valoir et autres qui ont abouti finalement à la « récupération » par les éditons Denoël via Olivier Rubinstein, qui estime tenir là « une bombe littéraire et politique ».
Et c'est vrai que si l'auteur ne manque pas d'air - il va jusqu'à se mettre en scène dans l'histoire pour défendre ses livres ! - il ne manque pas de souffle non plus, même si son écriture s'apparente plus au crépitement d'une mitraillette qu'à l'explosion d'un obus. Le récit commence alors que Sid Ali B. - B. pour Benengeli, apprend-on à la fin du livre en même temps que Ben Engeli est le nom de l'auteur du récit qui a inspiré à Cervantes son « Don Quichotte »... - vient d'être arrêté après qu'il a tué quatre femmes.
Le tueur aux sacs en plastique entreprend de raconter son histoire qui, dans les faits, n'a rien d'extraordinaire : « J'ai eu une enfance comme une autre. Comme celle de mes frères, qui n'ont tué personne. Et mon père et ma mère m'ont aimé. Ni plus ni moins ».
Et c'est justement parce qu'on ne peut s'attacher aux faits, qu'on arrête de chercher des similitudes avec le fait divers réel pour se laisser emporter par la fiction, par la logorrhée vindicative, argotique et érudite de ce personnage improbable et symbole d'une jeunesse qui se débat dans les contradictions d'une société d'argent et de spectacle qui les fascine et les dégoûte.
L'auteur fait feu de tout bois et s'en prend, par la voix de son anti-héros épileptique et schizophrène, à la publicité et au journal télévisé, aux stars du foot et du Festival de Cannes, à la bourse et au fric facile, au luxe qui s'affiche et aux paillettes qui aveuglent, comme à des écrivains en vue, à des hommes politiques et autres personnalités au faîte de l'actualité - ce tir à vue étant scandé par des vers de Rimbaud ou des références littéraires et musicales.
D'autres l'ont fait avant lui de refaire ainsi le monde par écrit, et ses idées sont aussi respectables que d'autres, qu'on les partage ou non. Ce qui est propre à Paul Smaïl et qui, pour le lecteur, est parfois séduisant et parfois exaspérant, est le langage utilisé, entre précieux et banlieue. L'ambiguïté, toujours.
Editions Denoël, 618 p., 139 F.
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