L ES maux sont divers, même si les cancers et le handicap y tiennent une place notable ; l'âge varie plus que la condition sociale. Car, pour écrire un livre, il ne faut pas seulement une formation suffisante, mais aussi l'accès à un éditeur, que celui-ci compte parmi les plus grands ou parmi les moins connus.
L'intention littéraire est moins évidente que le besoin de faire savoir, pour se libérer, pour se soigner, pour avertir, pour prévenir, pour soutenir selon les cas ; le récit chronologique, souvent issu d'un journal intime, est la forme la plus fréquente, mais on trouve aussi des dossiers, faits de comptes rendus et de pièces à conviction, ou à l'inverse, des livres de poèmes. Il n'est guère surprenant que la place donnée aux médecins, le rôle qui leur est imparti, l'image qui en est présentée varient largement d'un auteur à l'autre. Quelques exemples, tirés d'ouvrages récents, souvent peu médiatisés, en donneront une idée.
Le regard d'une philosophe
Dans le livre comme dans la vie de Babeth Le Léon, atteinte d'un cancer du sein, il y a certes Daniel, son mari médecin, qui reste en arrière-plan permanent, discret, mais indispensable tant du fait de ses compétences que de leur connivence et de son soutien. On rencontre aussi un Dr P., chirurgien au « regard noir, subtil, pénétrant », à l' « attitude intègre » ; un Dr F., radiothérapeute dans le service duquel « tout paraît facile dans ce lieu où tant de drames jaillissent », un Dr T., cancérologue d' « aspect imposant », dont émane « une impérieuse autorité ».
En dépit de ces brefs portraits, les médecins semblent tenir moins de place que les amis, nombreux, présents, efficaces, et que les philosophes, compagnons habituels et pleins de ressources pour Babeth, professeur de philosophie. Du moins jusqu'aux deux tiers du livre, quand Babeth Le Léon aborde la question des « relations aux autres » : de la sympathie qu'elle éprouve pour une infirmière atteinte d'une métastase hépatique, elle glisse aux relations entre enseignants et enseigné, telles que son métier lui a donné l'occasion de les expérimenter, c'est-à-dire sans que « l'autorité évacue l'amitié ». La transposition à la relation entre le malade et le médecin lui est alors aisée. A son niveau pour reprendre ses termes, celui d'un professeur de philosophie, elle a manifestement « réfléchi » à cette relation, qui s'établit d'abord sur la dépendance du malade vis-à-vis du médecin : « Lui seul peut me guérir, me dire si cela est possible, lui seul sait sur mon corps ce que je ne saurai jamais de lui, quel est ce mystère des cellules qui débordent la logique.»
Le médecin n'étant jamais qu'un homme, et ne disposant donc pas de toute « la clairvoyance, l'omniscience réactualisée, la disponibilité, la ponctualité et la bienveillance » que le malade attend de lui, « surviendra forcément une déception », qui peut s'exprimer par exemple, comme dans les couloirs de l'institut Gustave-Roussy, par une « dérision clandestine ». Les philosophes entrent alors en scène, Paul Ricur pour évoquer l'indispensable « pacte de soins fondé sur la confiance », Socrate au travers du « Gorgias » de Platon pour dire les trois qualités qui pourraient bien décrire « justement le métier médical », la compétence, la bienveillance et la franchise. Et les conversations qu'a eues Babeth Le Léon avec ses médecins lui ont donné l'occasion d'observer dans la vie comment ses qualités pouvaient s'incarner, comment pouvaient s'articuler, souvent dans la difficulté, technique et affectif, distance et amitié.
Des bons et des méchants
Beaucoup d'autres témoins, dont les propos illustrent pourtant assez bien l'analyse de la malade-philosophe, ne parviennent pas à ce degré de neutralité. Bien souvent, se trouvent vigoureusement opposés les bons et les méchants. Le ton accusateur peut atteindre des extrêmes : ainsi le livre signé de Christiane Jeanes, la mère d'une petite fille atteinte d'abord de leucémie, va-t-il très loin, mettant nommément en cause le Pr Jean Bernard, pourtant d'abord vu comme « calme, apaisant, rassurant, séduisant », attentif non seulement à la maladie de l'enfant, mais à la vie de toute la famille.
Tandis que la leucémie semble en rémission complète, tout se gâte, du fait d'un tirage au sort qui mène la petite Diane à subir des séances de radiothérapie visant à prévenir des métastases cérébrales. Un méningiome survient, que le Pr Jean Bernard ne diagnostique pas et qui laissera des séquelles cognitives sérieuses. Pour la mère de Diane, « sciemment, scientifiquement, des médecins ont handicapé de jeunes enfants en laissant croire aux familles que c'était pour les sauver, alors qu'il s'agissait seulement d'effectuer sur eux des expériences », clame-t-elle, allant jusqu'à comparer leur attitude à celle des médecins nazis.
La reconnaissance que cette mère voue cependant à une neurochirurgienne est à la mesure de sa colère contre « un mandarin et ses collaborateurs ». « ...Le miracle de la vie, c'est aussi la rencontre avec Françoise Lapierre et d'autres médecins ou membres du corps médical, qui se sont, eux, acharnés et s'acharnent encore à sauver Diane », écrit-elle à la fin de son livre.
Imprécateur lui aussi, Jean-Marie Lorand, journaliste atteint d'une maladie de Charcot-Marie-Tooth qui le handicapait de plus en plus lourdement, a longtemps réclamé une euthanasie active avant de l'obtenir en juillet 2000. Ses cibles sont essentiellement les médecins qui la lui refusent : il en veut à son « enculé de toubib », qui lui a barré le chemin vers cette euthanasie, il en veut de façon plus globale à « la Faculté qui se réfugie tantôt derrière le Code Napoléon, tantôt dans une inquiétante morale judéo-chrétienne », il voudrait vivre aux Pays-Bas, « là où les médecins ont une âme et des couilles » au lieu de se transformer en « bourreaux », en spectateurs de « la mort indigne à laquelle » ils le condamnent.
Sceller une alliance
S'ils expriment volontiers leurs points de vue sur un médecin ou un autre, les témoins sont rarement aussi violents ; il est donc rare que, contents ou mécontents, ils donnent des noms et qu'ils consacrent l'essentiel de leur ouvrage à commenter les bienfaits et méfaits des uns et des autres. Jean-Marie Lorand lui-même accorde bien davantage de pages qu'aux médecins, à sa vie, certes envahie par la maladie, mais singulièrement pleine d'émotions et de passions jusqu'à la fin.
Jean-Léon Casasola, lui, a plus à dire de ses tours de France à vélo que de ses médecins, après un infarctus qui, à 42 ans, l'avait « presque terrassé ». Son intention, en prenant la plume près de trente ans après cet infarctus, est en effet surtout de convaincre d'autres « infarctés » que l'on peut vivre mieux après qu'avant, à condition d'une part de respecter les limites de son organisme, d'autre part de faire « quelque chose, quotidiennement, non par obligation, mais par plaisir ». Cela ne l'empêche pas d'avoir une idée très claire de ce que doivent être les relations avec les médecins ; ayant toujours « scellé une alliance » avec ces derniers, il trouve légitime de poser les questions « les plus saugrenues » et il ne comprend « toujours pas pourquoi cette complicité malade-médecin ou plutôt médecin-malade est aussi rare ».
Annie, interne dont l' « extrême gentillesse » fait aimablement passer la nécessité de l'attente pour un pronostic digne de ce nom, Jean-Paul Gautier, cardiologue rééducateur d'une grande efficacité qui devient un ami, ne lui ont pas fait oublier que « dans l'instant où (il) a franchi la porte de l'hôpital, (son) cas ne (lui) appartient plus » et il n'a pas apprécié de devenir « cette planchette accrochée au pied du lit ».
La multitude des médecins qu'a croisés Jean Homassel au fil d'années émaillées d'interventions de tous ordres a quelque chose d'impressionnant. L'histoire commence par une banale appendicectomie, se poursuit avec l'ablation d'un calcul urétral hérissé, puis, de moins en moins banal, avec le nettoyage d'une gangrène gazeuse imposant anus artificiel temporaire et suivi de fistules aussi pénibles que longues à guérir.
Pontages variés, interventions orthopédiques et pour finir, cholécystectomie, contribueront à faire connaître à l'auteur quantité de radiologues, généralistes, spécialistes et chirurgiens qui lui laisseront des impressions variées : il n'apprécie guère le patron peu loquace qui le « domine de toute sa hauteur », mais beaucoup le chirurgien qui lui a sauvé la vie. « On ne reconnaît jamais assez les capacités de tels hommes », souligne-t-il avant de mettre en scène un exemple remarquable de « l'expérience et de la réflexion » de ce chirurgien qui, de plus, est l'un des rares « à communiquer avec ses patients d'une manière directe et franche ». Pour l'auteur en effet, il ne fait pas de doute que « les médecins doivent être capables de prendre un peu de leur temps pour parler, renseigner celui qui le désire, en termes qu'un malade peut comprendre, pas en termes médicaux qui ne lui diront rien ».
Le mandarin pontifiant
Il est d'ailleurs patent que les auteurs de témoignages supportent mal le médecin « qui pontifie, blindé dans son savoir, l'esprit chaussé d'épaisses lunettes, se réfugiant derrière l'aura d'une certaine thérapeutique ». Si ces mots sont ceux d'Albert Gruson, victime d'une grave sclérose en plaques, une répulsion comparable transparaît dans d'autres récits : ainsi Jean-Léon Casasola fustige-t-il « le mandarin » qui « officie » selon un rituel immuable excluant la moindre considération pour le patient, tandis que Jacques Caron dénonce dans le journal qu'il a rédigé dans une clinique de soins palliatifs le « regard de palestinien croisant une famille israélienne ou l'inverse et la réponse couperet » assénés par un patron au patient qui ose poser une question.
Valérie Pineau-Valenciennes n'a que 12 ans lors de sa première consultation auprès du Pr A., mais elle n'apprécie ni le cérémonial immuable, ni « l'entourage du maître, internes débraillés, vautrés plus qu'assis, (qui) se montre hermétique et inexpressif », ni l'explication qu'on lui donne de ses crises, explication qu'elle trouve « idiote et dérisoire ».
Le ton pontifiant, voire méprisant, n'est pas réservé aux hospitaliers ; les médecines douces, qui ne le sont « pas forcément », comme le souligne Jacques Caron, ont aussi des représentants pleins de morgue et bardés de certitudes qui laissent peu de place au malade. Jacques Caron brosse les portraits pleins d'humour d'un « mélange de Freud et des Pieds Nickelés », d'un astrologue prêt à le diriger vers la guérison au travers du dédale de ses vies antérieures, d'un radiesthésiste laissant à son pendule le soin de diriger chacune des actions de son patient... Et les « marchands d'illusion » qui promettent des potions magiques et entretiennent de faux espoirs ont laissé de tristes souvenirs à Albert Gruson.
Prière de ne pas fuir
Denise Herbaudière, elle, déplore que la prudence d' « un pédopsychiatre de renom » aille non seulement jusqu'à ne formuler aucun diagnostic, mais jusqu'à la laisser se « débrouiller toute seule » avec sa fille qui se révélera vite autiste. La fuite d'un médecin qui refuse d'avouer un diagnostic ou à donner des explications claires est le plus souvent mal acceptée ; même s'il reste conscient de la difficulté du message à transmettre à un futur opéré, Jean Homassel trouve anormal de devoir « supplier pour obtenir le moindre petit renseignement ». Le porteur d'annonce est parfois béni, tel ce neuropsychiatre qui donne enfin la clé de ses crises à Valérie Pineau-Valencienne, près de neuf ans après leur début, en les nommant épilepsie. Bien des patients en tout cas comprennent combien est grande la « difficulté à devoir asséner » un diagnostic de sclérose en plaques ou de tout autre maladie grave, même si quelques-uns sont heurtés par la brutalité de l'annonce. Mais dans de tels cas, c'est bien le manque de bienveillance, pour reprendre les termes de Babeth Le Léon, qui est en cause. On peut encore citer Anne Malaton, qui cède d'emblée à la cancérologue quand celle-ci refuse de diminuer les doses de chimiothérapie après deux premières sessions délabrantes : « Elle pose un principe qui immédiatement me délivre, me rassérène, me fait sourire et revivre : elle se déclare responsable de mon moral comme de mes veines et de mon foie ». Comme si le médecin était absous des souffrances qu'il impose s'il donne aux malades l'impression d'être considérés comme une personne à part entière, comme « des être humains avec leur corps, leur esprit, leur cur et leur mode d'existence actuel et passé ».
C'est peut-être ce qui fait des moments passés ensemble, malade et médecin, « à titre privé en quelque sorte », comme l'exprime Jacques Caron, des instants si précieux : en parlant avec lui d'arts martiaux, une passion commune, « les visites du Dr Laporte court-circuitent mon temps et me replongent dans le temps d'avant », le temps d'avant le cancer, d'avant cette fin de route des soins palliatifs. Aujourd'hui encore, les rancurs accumulées par la mère de Diane ne lui ont pas fait oublier l'intérêt manifesté par Jean Bernard à la famille, sa patience dans l'écoute et les explications, sa « conversation... toujours passionnante ». Alexandre Jolien, handicapé par une IMC, souligne avec nombre de ses semblables que, « plutôt que soignés, nous avions le besoin d'être aimés, appréciés, que l'on nous écoute ». Quant à Valérie Pineau-Valencienne, qui, en fin de compte, « ne garde pas beaucoup d'espoir en la médecine », mais n'a pas perdu celui « de rencontrer le médecin qui (la) comprendra », elle a trouvé chez le Dr T., non seulement un « regard, chaud et bienveillant, qui contrastait avec l'aspect sérieux, compassé, un peu Formica du personnage », mais aussi « une délicatesse et une compassion respectueuse » qui l'ont fait « fondre de reconnaissance muette », et c'est d'abord pour lui qu'elle a écrit son livre.
« Entrer en contact avec un malade nécessite une disponibilité, une présence à son existence », dit Albert Gruson, aujourd'hui disparu. Finalement, c'est peut-être cette demande de présence médicale à leur existence qui est la plus insistante dans la plupart des témoignages, la compétence étant considérée, semble-t-il, comme un préalable évident ou comme un facteur difficile à évaluer pour un non-médecin.
« La Parenthèse », Babeth Le Léon, Editions Alain Bargain, (125, Vieille-Route-de-Rosporden, 29000 Quimper), 166 pages, 89 F.
« L'Insupportable Censure médicale », Christiane Jeanes, Castell Editions (20 bis, rue La Boétie, 75008 Paris), 123 pages, 99 F.
« Aidez-moi à mourir », Jean-Marie Lorand, Castell Editions, 199 pages, 115 F.
« Ma Dernière Liberté », Jean-Marie Lorand, Kiron, Edition du Félin, 119 pages, 82 F.
« Mon Cur et mon vélo », Jean-Léon Casasola, en vente chez l'auteur (les Balcons d'Entremont, bât. C, 30, avenue Alfred-Capus, 13090 Aix-en-Provence), 320 pages, 160 F port compris.
« Le Mauvais Côté de la barrière », Jean Homassel, Editions des Ecrivains (147-149, rue Saint-Honoré, 75001 Paris), 126 pages, 119 F.
« Handicap, tu bouleverses notre vie », Albert et Mylène Gruson, Editions GabriAndré (30960 Saint-Jean-de-Valériscle), 160 pages, 99 F.
« Le Compte à rebours », Dr Michel Roussel, Le Mercure dauphinois (8, rue d'Alsace, 38000 Grenoble), 222 pages, 120 F.
« Une cicatrice dans la tête », Valérie Pinceau-Valencienne, Plon, 211 pages, 89 F.
« Cati ou les fruits de l'éducation », Denise Herbaudière, Desclée de Brouwer, 238 pages, 160 F.
« Chimiofolies », Anne Matalon, HB Editions, 154 pages, 80 F.
« Eloges de la faiblesse », Alexandre Jolien, Editions du Cerf, 102 pages.
Et aussi
- « Robert, mon frère », Jay Neugeboren (Mercure de France, 314 pages, 150 F) : le frère d'un psychotique américain raconte et se pose des questions.
- « Ces autres et cet autre », Gilles Creepy (Lettres du Monde, 142, Faubourg-Saint-Antoine, 75012 Paris, 119 pages, 120 F) : des poèmes qui émaillent un amour entre une jeune femme séropositive et un jeune homme « qui exerce dans le domaine de la santé ».
- « Journal d'un sein », Béatrice Maillard-Chaulin (éditions Corsaire, 46 ter, rue Sainte-Catherine, Orléans, 200 pages, 98,40 F) : un cancer du sein entravé par l'humour et par une équipe médicale et un entourage admirables.
- « Une roue dans chaque main », Stéphane Bardy (chez l'auteur, Burgale, 81600 Gaillac, 176 pages, 115 F) : une enfance, une adolescence, une jeunesse marquées par la myopathie de Duchenne, mais aussi pleines de vie.
- « Personne n'est parfait », Hirotada Ototaka (Presses de la Renaissance) : un jeune Japonais né sans bras ni jambes éclate de santé et d'activités, dans un pays où le handicap est souvent « une honte » pour une famille.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature