LA SANTE EN LIBRAIRIE
G ARDER le silence sur les violences que subissent trop de femmes au travail : serait-ce « la seule solution raisonnable pour ne pas nuire » ? L'expérience des médecins du travail de l'association Santé et Médecine du travail tendrait à le prouver. Ils ont eu, en effet, largement l'occasion de constater que ce silence, parfois brisé dans le secret du cabinet du médecin du travail, constituait pour la plupart des femmes en cause une véritable « stratégie de survie ». Et pourtant, ne fallait-il pas porter ces réalités de violence « à la connaissance d'une société très technique, où priment le tout-économique, la rentabilité maximale au détriment de l'humain en général, mais surtout des femmes » ? C'est en tout cas le parti qu'a pris ce collectif, à forte dominante féminine, en choisissant de rassembler méthodiquement des récits, puis « de regrouper les données, grille de lecture à l'appui, avec l'aide et le soutien d'une chercheuse ergonome ».
Des histoires banales
Asservies, dépossédées, déniées, harcelées, jetées, pestiférées, bousculées, les femmes dont parle le collectif sont de tous les âges, travaillent dans des entreprises privées ou publiques, petites ou moyennes plus volontiers que grandes, et dans tous les secteurs. Leur histoire est souvent si banale qu'il aura fallu la disponibilité et l'écoute de médecins attentifs pour mettre le doigt sur une violence si ordinaire : violence faite à la femme de ménage dont personne ne respecte le travail, violence faite à ces intérimaires qui ne savent jamais de quoi demain sera fait, violence faite à celle que le patron appelle « Madame Chose », violence faite à la secrétaire poussée à la démission pour cause de changement de chef... Et puis, bien sûr, il y a les mises au placard, les insultes, le harcèlement, sexuel ou non, les menaces de licenciement, les réflexions racistes, les humiliations, la surveillance tatillonne, la mise en doute des problèmes de santé, les attaques sur l'âge ou le physique, l'accélération des cadences imposées, les horaires démesurés ou imprévisibles, l'interdiction de parler, voire d'aller aux toilettes...
Décompensations
Face au « raz de marée » ou à la « stratégie de la goutte d'eau », les femmes résistent, explique le collectif : par un silence qui est aussi bien souvent « une sagesse », mais parfois aussi par la confrontation, ou au contraire par la fuite, quand ce sont les seuls moyens de garder l'estime de soi. Mais beaucoup d'entre elles décompensent : les somatisations ne sont pas plus rares que les problèmes dépressifs ou psychiatriques, suicides compris.
« Au-delà des témoignages », les médecins se sont efforcés de passer de l'observation individuelle à une analyse plus collective. Il s'agit d'abord de mieux comprendre les diverses réactions, peur, honte en particulier, face à ces violences. Il faut ensuite rapprocher ces notions de l'évolution du travail des femmes, dont les conditions sont plutôt à la dégradation, dans une précarisation croissante.
Briser le silence
L'association Santé et Médecine du travail n'a pas pour unique objectif l'accumulation de savoirs ; elle veut aussi faire savoir, au grand public ou aux pouvoirs publics, trop souvent enlisés dans des « interprétations en termes de fatalité, de nécessité, de processus individuels pathologiques, de nature archaïque des rapports humains ». Si briser le silence peut aider à briser l'isolement des femmes qui subissent des violences au travail, les auteurs souhaitent aussi chercher comment les médecins du travail pourraient accompagner, aider ces personnes trop souvent réduites à souffrir en silence.
Dans les propos de ces médecins, dans leur méthodologie comme dans leurs conclusions, on retrouve à maintes reprises l'influence de Christophe Dejours et de ses travaux de psychopathologie du travail, puis surtout de psychodynamique du travail. Le livre « Travail, usure mentale », dont la première édition date de 1980, est non seulement « un texte précurseur sur les difficultés psychiques engendrées par le travail », mais aussi « désormais un classique », explique l'éditeur. Et, de fait, il semble qu'aujourd'hui aussi bien qu'hier, le livre de Christophe Dejours puisse permettre à de nouveaux lecteurs de voir le chemin parcouru par « le front de la santé » au travail, de prendre conscience des liens entre travail et santé mentale, de creuser certains de leurs mécanismes et de comprendre comment la souffrance au travail peut retentir sur la santé physique, sans que les exemples choisis par l'auteur, des standardistes d'aide à l'annuaire aux pilotes de chasse, aient vieilli.
C'est à des lecteurs plus spécialisés que s'adresse la présentation de la méthodologie de la psychopathologie du travail qui complétait cette première édition. Mais sa lecture peut servir d'introduction à l' addenda de l'édition de 1993, qui explique l'intérêt de cette « psychodynamique du travail » dont Christophe Dejours a voulu faire le successeur d'une psychopathologie du travail longtemps sous-développée et insuffisante à rendre compte du vécu du travail et à prendre en compte la normalité psychique.
Les pathologies du progrès
Deux ajouts caractérisent cependant cette troisième édition. On trouve en fin d'ouvrage un article consacré aux nouvelles formes d'organisation du travail et aux lésions par efforts répétitifs. D'autre part, la préface fait le point sur les évolutions marquantes du travail au cours des dernières années : précarisation, explosion d'une nouvelle pauvreté, enrichissement national, effacement de « la thèse de la fin du travail » n'ont pourtant pas signé, loin s'en faut, la fin des manifestations pathologiques liées à la surcharge de travail, puisque notamment l'on assiste à une augmentation inattendue de troubles musculo-squelettiques dans tous les secteurs de l'économie, tertiaire compris ; s'y ajoutent des troubles post-traumatiques et des violences de plus en plus fréquents. Mais ce qui frappe l'auteur, plus encore que les décompensations observées, ce sont les mécanismes qui les sous-tendent. Ils pourraient bien représenter un iceberg dont la partie émergée serait constituée par ces nouvelles pathologies du progrès dont l'expression, souvent somatique, cacherait des troubles plus profonds, situés à « l'articulation de processus sociaux et de processus psychoaffectifs ».
« Femmes au travail, violences vécues », Eve Semat, association Santé et Médecine du travail, Syros, Mutualité française, revue « Santé et Travail », 322 pages, 185 F.
« Travail, usure mentale », Christophe Dejours, Bayard, nouvelle édition augmentée, 280 pages, 130 F.
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