Un médecin/une vie
A U huitième et dernier étage de la faculté de médecine, rue des Saints-Pères, à Paris, dans les bureaux du centre Antoine-Béclère, dont il assure la présidence, Maurice Tubiana domine la situation, fidèle à son habitude.
Son regard plissé embrasse l'enchevêtrement des toits et des clochers, par la fenêtre de la riche bibliothèque du centre. Avec le temps - il a fêté ses 80 ans en mars dernier - ses épaules se sont un peu voûtées, son visage s'est orné d'un vaste front découvert d'intellectuel qui le fait ressembler au philosophe Raymond Aron. Et le pionnier mondial de la nouvelle radiothérapie, arpentant la vaste pièce aux murs chargés de précieuses reliures, se découvre volontiers philosophe.
Philosophe de l'histoire de la médecine, de celle de la science et philosophe tout court, Maurice Tubiana regarde son destin. Il déroule le film.
Pied-noir, il est né à Constantine. Son père est négociant international en coton. Il passe son premier bac à 15 ans, à Alger. Un excellent sujet, s'extasient ses maîtres, qui lui promettent Polytechnique, ou Normale sup. Mais les événements s'accélèrent. Familiaux tout d'abord. Sa mère décède brutalement. Son frère aîné est alors étudiant en médecine à Paris. Tiraillé entre l'envie de le rejoindre en montant à la capitale et sa vocation scientifique, il finit par jouer son sort à pile ou face. Pile, les classes préparatoires ; face, le PCB. Ce sera face. Direction Paris, donc, et cette rue des Saints-Pères où, plus de 60 ans plus tard, il se trouve toujours.
Construit face au nazisme
L'Histoire, pendant ce temps, accélère aussi. Hitler devient chancelier d'Allemagne. « Le plus extraordinaire dans l'extraordinaire intelligence de Maurice Tubiana, confie le Pr François Eschwege, son disciple depuis plus de 40 ans, et son successeur à l'Institut Gustave-Roussy (IGR), c'est son sens de la synthèse. » Un sens de la synthèse que l'intéressé s'autoadministre en évoquant sa propre histoire. « Il faut comprendre que, quand Hitler arrive au pouvoir en Allemagne, j'ai 13 ans. J'en ai 25 quand il se suicide. Finalement, toute mon adolescence, toute ma jeunesse auront été "dominées" par le nazisme. Je me suis construit personnellement face au mal qu'il incarnait, face au mystère du mal, contre lui. Plus tard, toute ma vie d'homme sera marquée et comme structurée par ce combat que je n'aurai eu de cesse de mener contre les forces maléfiques et irrationnelles. Après le nazisme, ce fut le cancer, puis le tabac. Et, aujourd'hui, c'est la désinformation, avec ses redoutables conséquences. »
Une vilaine blessure à la jambe
Lorsque la guerre éclate, Maurice Tubiana, qui était externe à Paris, décide de s'engager. Démobilisé à Lyon, renonçant momentanément à la médecine, il se fixe en zone libre et s'inscrit en faculté des sciences, passant une licence de maths et une autre de physique.
En 1943, changement de programme.
Il rejoint à pied l'Espagne, est arrêté, déporté au camp de concentration de Miranda, s'en évade et finit par gagner le Maroc, à Casablanca, puis la Tunisie, d'où il rejoint l'Italie, débarquant en Provence en 1944. C'est là, sur la plage de Saint-Tropez, que prendront fin ses états de service militaires. Une vilaine blessure à la jambe le cloue six mois à l'hôpital.
Quand il se relève de son lit de souffrance, démobilisé, il regagne Paris pour passer l'internat. Et il poursuivra simultanément sur ses deux lancées universitaires, la médecine et la physique. En 1946, il soutient sa thèse, est nommé chef de clinique dans le service de Robert Debré, aux Enfants-Malades, à Paris.
« Jusqu'alors, je m'étais battu contre le nazisme, se souvient-il. Le Reich tombé, je me suis choisi un autre ennemi : le cancer. »
L'impétueux médecin décide tout d'abord d'aller fourbir ses armes aux Etats-Unis. Il passe deux ans, en 1948 et 1949, à Berkeley, en Californie. « J'appartiens à une génération qui a vécu une extraordinaire aventure, écrit-il* : j'ai vu la médecine, d'un art, devenir une science. »
Dans quelle spécialité cette transmutation pouvait-elle s'opérer plus spectaculairement qu'en cancérologie, et, au premier chef, en radiothérapie ?
En 1952, Maurice Tubiana, qui vient de passer l'agrégation de physique médicale, entre à l'Institut Gustave-Roussy (IGR), à Villejuif. C'est là qu'il va effectuer toute sa carrière, jusqu'en 1989, associant intimement dans ses activités quotidiennes la recherche clinique et la recherche fondamentale.
Le début d'une aventure exaltante
Jusque-là, la radiologie avait été traitée un peu en parent pauvre. Grâce à lui, sous sa férule de pionnier européen et même mondial, elle va remporter des victoires qui la placent au tout premier rang thérapeutique contre le cancer. « Grâce à l'aide de Frédéric Joliot-Curie, dans le laboratoire de qui j'avais travaillé à la fin de la de la guerre (...), un bétatron fut installé dans le service que je venais de créer à l'IGR, pour être à la disposition à la fois des physiciens et des radiothérapeutes. Deux ans plus tard, un appareil de télécobalthérapie (le premier dans un hôpital français) était également installé à Villejuif. Ce fut le début d'une exaltante aventure. »**
Réunissant dans son équipe des chercheurs comme les Prs Claude Lalanne ou Jacques-Séverin Abbatucci, en quarante ans d'un travail acharné, le Pr Tubiana va parvenir à élucider le mécanisme d'action de la radiothérapie.
Ambiance de travail à l'américaine
Evoquant le lancement de ce qu'on appelle désormais l'école française de radiologie, le Pr Abbattucci, qui, lui-même, avait complété sa formation à New York, en 1951, raconte qu' « on retrouvait autour de Maurice Tubiana une atmosphère qui n'avait rien à voir avec le protocole compassé et hiérarchisé alors en vigueur chez les grands patrons français. A l'IGR, à ses côtés, on travaillait à l'américaine. Il était très attentif aux autres, très chaleureux, aussi généreux humainement que limpide intellectuellement, sachant comment entraîner l'adhésion de ses étudiants. »
Ce que confirme, en d'autres termes, le Pr Marcel Legrain, un de ses condisciples d'internat, aujourd'hui son confrère à l'Académie de médecine, qui plancha avec lui, en 1968, à la demande d'Edgar Faure, sur la réforme des études de médecine : « Maurice Tubiana savait comment faire bouger le système. »
« Quelles que soient les paroles prononcées, explique le futur président de l'Académie, un officier pleutre ne mènera pas ainsi ses hommes à l'action, il doit marcher le premier. Quels que soient ses discours, un chef de service n'enseignera les bons réflexes à ses collaborateurs que par l'exemple. D'où l'importance des liens entre l'enseignant et l'enseigné. J'ai toujours tenté de prêcher par l'exemple, en responsabilisant mes collaborateurs. C'est pourquoi aussi j'ai voulu que tous les étudiants aient des fonctions de responsabilité dans les services hospitaliers, alors qu'en 1968, avant ma réforme, seul un étudiant sur cinq était nommé à l'externat. »
Chemin faisant, le nom de Tubiana franchit le cénacle international des cancérologues ; le grand public découvre peu à peu la figure de ce héraut de la santé publique qui, au fil des missions que lui confient les gouvernements, clame ses imprécations.
En 1975, il est appelé à la présidence de la commission cancer ; en 1983, il publie un rapport événement sur « le système de soins en France », dans lequel, avec Jean Rey et Jean Dausset, il plaide pour l'évaluation systématique de toutes les structures qui dispensent des soins.
En 1985, il participe à la création de l'Action européenne contre le cancer. En 1989, il devient, avec les Prs Dubois, Got, Grémy et Hirsch, l'un des cinq « sages » chargés d'élaborer un plan de santé publique (alcoolisme, tabagisme, prévention des maladies graves).
C'est l'époque de son combat contre le tabac, coupable de 60 000 morts chaque année en France, qui reste son ennemi juré, le plus grand fléau d'entre les fléaux, l'ennemi numéro un, devant l'alcool.
Il faut hié-rar-chi-ser !
D'où l'urgence, pour les médecins, de développer la prévention. Mais la prévention contre les vrais risques. Les Français, déplore Maurice Tubiana, sont persuadés que leur santé est de plus en plus menacée par leur environnement quotidien. Or, adjure-t-il, « la plus grande menace qui les guette, c'est eux-mêmes ! Les risques liés à la pollution ne concernent pas plus de 2 % des cancers, alors que les comportements sont, eux, à l'origine de la moitié d'entre eux. Pire, entre 30 et 65 ans, le tabagisme et l'alcoolisme causent environ 60 % des décès masculins. »
« Il faut donc hié-rar-chi-ser les risques ! », martèle Maurice Tubiana. A l'en croire, cette hiérarchisation est le plus souvent fallacieuse. « Si je mets à part l'affaire du sang contaminé ou l'épidémie de la vache folle, les dossiers qui ont le plus défrayé la chronique sont, en vrac, les pics d'ozone, les leucémies liées au voisinage de l'usine de retraitement nucléaire de la Hague, les dangers supposés du vaccin de l'hépatite B, de la dioxine et des usines d'incinération, ou encore le soi-disant syndrome des Balkans. Autant de dossiers qui donnent lieu à des mises en scène à très fort contenu émotionnel. L'opinion a alors vite fait de céder à l'angoisse. »
Parfois, le Pr Tubiana est entraîné dans ce théâtre des risques mal évalués, comme quand il intervient à propos des centrales nucléaires. Invité, par exemple de l'émission de télévision de Michel Polac, « Droit de réponse », il tente de faire entendre sa voix d'expert, dans un brouhaha général, le réalisateur lui coupant le micro à chaque fois qu'il tente d'intervenir.
« Maurice Tubiana accepte qu'on lui porte la contradiction, témoigne François Eschwege. Mais encore faut-il qu'elle soit étayée par une argumentation scientifique et non pas sur des bases médiatiques douteuses. Confronté aux faux procès, lui qui se pense investi d'une certaine mission, qui estime avoir le devoir de s'exprimer au nom de la communauté scientifique, il peut sembler se raidir et devenir tranchant. »
Don Quichotte contre les moulins ? Maurice Tubiana, spontanément, se réclame du héros de Cervantès. Il se reconnaît, avoue-t-il, dans « le chevalier à la triste figure », ce redresseur de torts qui, au mépris des trivialités, veut imposer son idéal, un idéal scientifique en l'occurrence, qui place la rationalité au-dessus de tout. « Sinon, lance-t-il, vous avez vite fait de sombrer dans la désinformation et, de la désinformation, vous versez dans l'hystérie. C'est cet enchaînement funeste qui, dans l'Histoire, a mené Hitler au pouvoir. »
Le combattant Tubiana n'est donc pas prêt à déposer les armes. C'est contre la désinformation qu'il livre aujourd'hui son nouveau combat. Le projet ne manque pas d'ambition : « Avec le nouveau président de l'Académie des sciences, Hubert Curien, en lien avec l'Académie de médecine, je voudrais mettre en place une instance d'expertise commune, qui, dans le droit fil de notre mission traditionnelle, serait à même de fournir aux médias des éclairages appropriés sur les vrais périls, en toute indépendance, politique ou économique. »
Toujours dans le collimateur, le vieil ennemi, l'irrationnel. « Que voulez-vous, soupire-t-il, la perspective de la vieillesse et de la mort sont à ce point insupportables à l'homme que l'irrationalité garde encore de beaux jours ! »
Quant à lui, Maurice Tubiana regarde sa vieillesse en face, il écrit actuellement un livre qui lui est consacré. « Cette vieillesse, observe-t-il, vous la découvrez un beau jour dans le regard que les autres portent sur vous. » Lui, dont le regard est toujours aussi vif, aussi pénétrant.
* « L'Education ou la vie », éditions Odile Jacob.
** « La Lumière dans l'ombre, le cancer hier et demain », éditions Odile Jacob.
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