A PRES-DEMAIN, Bill Clinton ne sera plus président des Etats-Unis. On peut, selon son inclination, se réjouir de l'alternance et préférer George W. Bush à Al Gore, ou l'inverse ; on ne saurait nier que M. Clinton laissera des regrets à ceux qui ont eu le temps ou le goût de suivre ses huit années de mandat présidentiel.
Comment ce politicien local, natif d'un Etat presque insignifiant, l'Arkansas, ancien appendice de la Louisiane, comme vient de le rappeler l'historien Patrick Weil, s'est-il transformé en l'un des plus grands diplomates de son époque ? Voilà une métamorphose qui mérite un brin d'analyse. Comme beaucoup de gouverneurs avant lui, par exemple Jimmy Carter, la connaissance parfaite du paysage électoral a permis à Bill Clinton de mettre en uvre une technique infaillible de conquête du pouvoir ; et comme d'autres gouverneurs, il n'est entré à la Maison-Blanche que pour y commettre de lourdes erreurs. Le 3 octobre 1993, il signait sa première grande défaite avec la mort de 18 militaires américains, tués dans une embuscade à Mogadiscio.
La hargne de tous
Le président, qui n'avait pas exercé son mandat pendant plus de neuf mois, semblait livré à la hargne de tous les corps constitués : l'armée, furieuse d'un échec qui, pourtant était le sien, l'opposition républicaine et bon nombre de démocrates du Congrès qui pressaient ce président-novice de retirer les forces américaines de Somalie.
Par rapport aux échecs suivants (l'élaboration d'une épouvantable usine à gaz en guise de réforme de système de santé, et qui fut rejetée par le pays unanime, l'obscénité de l'affaire Lewinsky qui révélait un président lubrique, menteur et infidèle), la défaite de Somalie n'était pourtant que le signe avant-coureur de débâcles plus catastrophiques. Mais M. Clinton, en même temps qu'il exerçait le pouvoir selon le système empirique que les Américains appellent trial and failure, qui consiste à tâtonner jusqu'à la rencontre avec la vérité, a toujours su tirer la leçon de chacune de ses erreurs, et une leçon d'autant plus utile que l'erreur avait été vaste. Il a abandonné la Somalie, mais il ne s'est pas replié dans l'isolationnisme.
Il a certes tiré parti de l'héritage historique qu'il venait de recevoir : un monde unipolaire où l'Amérique était l'unique superpuissance ; une prospérité ample et longue qui a fait des Etats-Unis un modèle économique, un modèle pour l'emploi, pour la productivité, pour la croissance, pour l'enrichissement de ses concitoyens. Mais il n'a pas gaspillé l'héritage.
D'abord en revenant en force sur le terrain de la politique étrangère : il n'y pas eu, pendant huit ans, de crise régionale, de l'Irlande du Nord au Proche-Orient, en passant par la Yougoslavie que l'administration démocrate n'ait traité comme un sujet vital, comme une affaire où elle aurait eu, même si ce n'était pas vrai, une responsabilité particulière.
Ensuite, en gérant la première économie du monde avec des idées souples et pragmatiques, à l'écart de toute idéologie. Quelles critiques n'a-t-il pas dû subir de ses amis démocrates quand il a réformé le welfare de telle manière que les chômeurs étaient littéralement forcés de préférer un emploi à une aide financière ?
Toute la gauche américaine a prévu alors un accroissement des écarts de revenus, une paupérisation plus grande, un sort sinistre pour les minorités. Au lieu de quoi, il fait tomber le chômage à un pourcentage résiduel, il a réduit le nombre de personnes dont le revenu se situe au-dessous du seuil de pauvreté et, aidé par une croissance dont il n'a pas été, bien sûr, le seul artisan, il a créé de somptueux excédents budgétaires, des excédents susceptibles de renforcer les programmes de santé, de garantir les retraites pendant 30 ans et d'éliminer la dette nationale, qui dépassait il y a peu les 5 000 milliards de dollars.
Voler de bonnes idées
M. Clinton a souvent été accusé de voler leurs idées aux républicains. Si c'est vrai, tant mieux, car il semble ne leur avoir pris que les bonnes idées. Mais il a su aussi leur tenir tête. Quand il a refusé de passer sous leurs fourches caudines à la fin de 1995 à propos du budget et que l'administration a été paralysée pendant quelques semaines par une impasse legislative (le budget n'ayant pas été voté), ce sont les républicains, accablés par les critiques de l'opinion, qui ont dû céder. Ce bras de fer, que d'aucuns pouvaient considérer comme risqué, a-t-il été un pari téméraire pour Bill Clinton ? En tout cas, son intuition politique a fait merveille : il a gagné cette partie-là.
Il n'y a pas plus viscéralement américain que cet homme venu d'un milieu très modeste, qui n'a jamais connu son père et dont le beau-père était alcoolique. Et en même temps, il n'y pas eu de président américain qui n'ait mieux compris l'Europe et les Européens, et les Français plus particulièrement, qui n'ait examiné avec autant d'attention nos systèmes sociaux, qui ont inspiré sa femme Hillary dans sa recherche d'une assurance-maladie universelle ; comme Al Gore, il sait étudier un dossier et finit par en connaître tous les détails. Mais contrairement à Al Gore, il a une simplicité dans l'exposé des idées qui le séduisent, un discours à la portée de tous qui charme son auditoire. Quelques journalistes américains ont été littéralement transportés par les propos qu'il tenait il y a une dizaine de jours au sujet du Proche-Orient. Il ne se contente pas de connaître, bien mieux que d'autres, l'emplacement du mont du Temple et du Mur des lamentations. Il se met à la place des belligérants. Il est palestinien et souffre avec les Palestiniens ; il est israélien et partage l'inquiétude d'Israël. Il voit le fanatisme sans tonitruer contre cette calamité, et se contente de démontrer qu'il n'aboutit à aucune solution. Il est le seul homme d'Etat en exercice qui ait dit adieu en hébreu au Premier ministre israélien assassiné, Ytshak Rabin : « Chalom, aver », traduisant par un seul mot, ami en hébreu, l'émotion de la planète. Il est le seul homme d'Etat qui ait mis la paix en scène, en septembre 1993 à Washington, avec une cérémonie si minutieusement organisée autour de la poignée de mains entre Arafat et Rabin qu'elle contenait à elle seule un message.
Un message qui semblait dire : « Nous sommes les Américains. Nous avons des tares, mais nous vous offrons ce que nous avons de meilleur : la paix, mais aussi nos valeurs démocratiques, la fin des souffrances, mais aussi la prospérité. Nous sommes capables de faire beaucoup de mal mais notre volonté est de faire le bien. »
Nous n'étonnerons personne en soulignant l'extraordinaire résistance nerveuse de cet homme qui, jusqu'au dernier moment et quelles que soient ses arrière-pensées, a milité pour un accord de paix au Proche-Orient alors même que n'importe qui, face à un tel déluge de haine, aurait été dégoûté. On peut dire que Clinton a négocié au-delà de la onzième heure, et que, s'il peut encore se rendre utile, il n'hésitera pas, dans une vie ultérieure, à s'interposer entre les combattants. Il semble les aimer de la même manière et il semble qu'ils ne sont pas capables de se soustraire à son charme, à sa chaleur, à son enthousiasme indestructible, à une amitié qu'ils ne méritent pas forcément.
Ce qu'il a fait pour le Proche-Orient, il l'a fait pour l'Irlande, avec la même patience et la même neutralité. Son travail est inachevé ? Qui aurait le front de le lui reprocher ? Quel diplomate vivant ferait mieux ? On notera à ce sujet qu'il a été dans sa tâche par deux diplomates exceptionnels : Madeleine Albright qui, sans être belle, a été femme jusqu'au bout de son travail et Richard Holbrook, un négociateur qui n'hésite pas à tordre le bras de son interlocuteur pour arriver à ses fins. Albright et Holbrook ont en commun la même certitude, à savoir qu'ils représentent l'Amérique et que l'Amérique a des responsabilités.
Ses censeurs ne sont pas vertueux
Bien entendu, nul n'est parfait et M. Clinton n'est pas un ange. Il a cédé aux pressions du big business dans ses relations avec la Chine et n'a livré, pour les droits de l'homme dans ce pays, qu'une bataille formelle. Il ne s'est pas assez inquiété de la dérive autoritaire de Vladimir Poutine et n'a pas défendu les droits des Tchétchènes. Mais il n'a cessé d'en découdre avec les dictateurs, de Milosevic à Saddam Hussein en passant par Fidel Castro. Il a déclenché au Kosovo une intervention de l'OTAN qui n'était inspirée par aucun intérêt national et dont le seul but était d'empêcher l'épuration ethnique à la laquelle les Serbes s'étaient livrées en Bosnie.
On ne peut que regretter son comportement personnel, qui n'a pas respecté sa fonction et qui, s'il ne pas l'a pas détruit, l'a considérablement affaibli et terni son bilan. Mais dans la classe politique américaine, si prompte à se réclamer de Dieu, ses censeurs ne sont pas des modèles de vertu ; ils sont seulement assez prudents pour ne pas être pris la main dans le sac ou ils ont une nature moins portée sur le sexe.
Et, maintenant qu'il a surmonté la terrible épreuve qu'il a subie, Bill Clinton, qui a réintégré le giron familial, peut se réjouir du succès électoral de sa femme, élue au poste de sénateur de l'Etat de New York. Il a pu, ces derniers jours, prendre ses distances avec le formalisme protocolaire et envoyer quelques banderilles à George W. Bush, ce miraculé de l'élection présidentielle, qui a reçu son mandat avec 500 000 voix populaires de moins et ne l'a emporté en Floride que par un vote de la Cour suprême fédérale. On ne lui en tiendrait même pas rigueur puisque, après tout, il a bénéficié d'un système où la Justice a toujours le dernier mot, si seulement il avait appliqué le programme compassionnel qu'il avait annoncé. Depuis une semaine, il n'y a pas de jour ouvré où M. Clinton ne donne ses conseils à M. Bush et lui expose, par médias interposés, le programme inverse de celui que l'autre va appliquer. Ce n'est pas vraiment utile, mais ça fait rire et on veut souhaiter au successeur de M. Clinton, qui n'aurait pas trompé sa femme mais a sûrement conduit au moins une fois sous l'emprise de l'alcool, que, à défaut d'assurer la prospérité des Américains comme pendant les huit années écoulées, il aura le même sens de l'humour.
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