Plusieurs sessions du congrès du CNCF étaient consacrées à la gestion de l’insuffisance cardiaque. En quoi est-ce un enjeu ?
Dr Pierre Sabouret : L’insuffisance cardiaque (IC), c’est aujourd’hui 1,5 million de patients, 165 000 hospitalisations et 73 000 décès par an. Malgré les avancées thérapeutiques, cela reste donc un problème majeur de santé publique, grevé d’une lourde morbimortalité et dont l’incidence et la prévalence sont en continuelle augmentation (surtout pour l’IC à fraction d’éjection préservée) du fait de la pyramide des âges et de l’omniprésence des facteurs de risque classiques. Or le suivi des patients n’est pas aussi optimal qu’on pourrait l’espérer.
Les recommandations ont pourtant été modifiées récemment en faveur d’une stratégie thérapeutique plus intensive. Qu’en est-il exactement ?
Dr P. S. : Dans le cadre de l’IC à fraction d’éjection réduite (FEVG < 40 %), la stratégie antérieure était une introduction progressive et graduelle d’un, puis deux, puis trois médicaments. Mais les études épidémiologiques ont démontré que cette approche n’était pas efficace, car les traitements étaient rarement majorés en raison d’un manque d’organisation et d’une pénurie de médecins et infirmiers, ainsi que d’une inertie thérapeutique qui s’accompagne d’un taux de réhospitalisations élevé, associé à un sombre pronostic.
Aujourd’hui, on va donc beaucoup plus vite, pour un meilleur pronostic, avec une prolongation de la survie incontestable, comme démontré par plusieurs études ou avis d’experts incitant à une mise en place d’emblée des quatre classes thérapeutiques plutôt qu’un séquençage progressif.
Ainsi, les dernières guidelines européennes laissent un mois pour prescrire les quatre classes à dose optimale : association sacubitril-valsartan ou bloqueurs du système rénine-angiotensine ; bêtabloquants ; inhibiteurs du SGLT-2 et antagonistes des minéralocorticoïdes aldostérones. Pour éviter les interactions médicamenteuses et les chutes de PA, il convient de revoir les ordonnances en retirant les inhibiteurs calciques et les anti-hypertenseurs centraux, sans intérêt dans l’IC, et en utilisant a minima les diurétiques (furosémide) et les médicaments néphrotoxiques (AINS, etc.).
L’essai Strong-HF publié le 7 novembre vient de confirmer l’intérêt de cette stratégie intensive en sortie d’hospitalisation qui réduit les symptômes, améliore la qualité de vie et diminue le risque de décès à 180 jours et de réadmission pour IC par rapport aux soins habituels (RR 0,66). Strong-HF plaide donc en faveur d’une initiation rapide et d’une coordination des soins en sortie d’hospitalisation afin de réduire les évènements cardiovasculaires majeurs.
Quelles sont les difficultés rencontrées pour appliquer cette stratégie ?
Dr P. S. : Avec ce nouveau paradigme, toute la difficulté de l’organisation du système de soins est de s’adapter à la nécessité d’une titration rapide, idéalement toutes les semaines, à la rigueur tous les 15 jours. Or les délais dépassent pour la plupart les 2-3 semaines, rapporte l’Assurance maladie. De plus, certains patients fragiles requièrent une titration en hôpital de jour ou lors de consultations dédiées au sein d’un système hospitalier permettant le monitorage de la PA et de la fréquence cardiaque, mais certaines régions ne bénéficient pas actuellement de cette coordination ville-hôpital permettant des prises en charge rapides.
Les registres montrent par ailleurs que, par rapport aux études randomisées, les patients en « vraie vie » sont plus âgés (77 ans en moyenne) et cumulent plus de comorbidités. D’où une plus grande fragilité alors même que le suivi est moins rigoureux.
Enfin, l’arrivée de nouvelles molécules a rendu le maniement de l’éventail thérapeutique de l’IC plus complexe alors qu’elles sont indispensables dans la gestion des patients complexes.
On observe aussi une certaine inertie thérapeutique ?
Dr P. S. : C’est un réel problème, dont l’origine est multifactorielle. Le Pr Marie-France Séronde (CHU de Besançon) a rappelé lors du congrès que seuls 1 % des patients atteints d’IC avec fraction d’éjection altérée étaient traités, simultanément, avec la dose cible pour les classes recommandées. Et l’étude Ofica7, qui a inclus plus de 1 600 patients hospitalisés pour IC dans 170 centres français en une seule journée, a constaté que les médicaments de sortie étaient rarement à la posologie optimale et restaient largement inchangés après la sortie.
L’inertie concerne aussi la prise en charge des facteurs de risque. Les derniers résultats de l’étude Esteban ont montré par exemple que l’on a reculé sur le contrôle lipidique et tensionnel…
Le programme du parcours de soins proposé par la Cnam dès 2023 peut-il contribuer à une meilleure prise en charge ?
Dr P. S. : L’objectif de mieux faire connaître les quatre signes d’alerte de l’IC grâce à la diffusion de l’acronyme Epof (essoufflement, prise de poids, œdème, fatigue) est incontournable. Si les autres objectifs sont louables, les moyens humains ne suivent pas. Par exemple, la Cnam s’est fixé d’inclure dans un Prado « insuffisance cardiaque » (programme d’accompagnement du retour à domicile) un tiers de la population qui y est éligible, soit 40 000 personnes par an. Mais cet objectif ambitieux semble complexe à atteindre dans le contexte actuel de démographie médicale sous tension.
Même bémol concernant la généralisation de la télésurveillance pour les insuffisants cardiaques sévères. La télémédecine, la télésurveillance sont des aides indiscutables pour une meilleure prise en charge. Encore faut-il qu’en bout de chaîne, en cas d’alerte, un cardiologue soit présent pour réagir, voire une organisation pour une prise de décision collégiale autour des patients complexes. Les études sur la télésurveillance dans l’IC ont montré que son efficacité est corrélée à la présence de personnel, ce qui est somme toute logique vu la typologie des patients, âgés, complexes et comorbides.
Le passage par la case cardio, indispensable ?
Conduite au cours de l’année 2020 et présentée au congrès du CNCF 2022, l’étude française Mirror-HF (en cours de soumission) portait sur l’impact d’un suivi mixte cardiologue-généraliste versus suivi généraliste exclusif chez près de 500 insuffisants cardiaques. « Nous n’avons pas constaté de différences de niveau socio-économique, ni d’âge ou de sexe en fonction du type de suivi », indique son coordinateur, le Pr Patrick Jourdain (AP-HP). En revanche, les patients bénéficiant du suivi mixte avaient une IC plus sévère, à fraction d’éjection systolique réduite, et étaient plus souvent sous polythérapie. Globalement, la majorité des patients n’étaient pas traités conformément aux recommandations, avec une sous-prescription des médicaments de seconde ligne type inhibiteurs du récepteur de l’angiotensine-néprilysine (ARNi) ou anti-aldostérone. « Sans être optimal, le bénéfice du suivi mixte était cependant supérieur pour le patient », ajoute le Pr Jourdain.
En fait, « l’IC devient une maladie complexe et lourde à gérer, avec désormais une dizaine de lignes thérapeutiques différentes, des thérapeutiques électriques... Par conséquent, il devient quasiment impossible pour le généraliste de suivre seul un insuffisant cardiaque, commente le spécialiste. La leçon de Mirror-HF est d’adresser au cardiologue tout patient souffrant d’IC même si la maladie semble stabilisée, car elle continue d’évoluer à bas bruit. La fréquence des consultations dépend notamment de la sévérité de l’IC avec, a minima, une consultation annuelle chez les patients dont l’IC est stabilisée ».
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