> Idées
LUI QUI A TANT parlé du meurtre du père, fut très chahuté par ses disciples. Chacun s'est empressé de construire sa petite théorie, le plus souvent très loin du cadre imposé. C. G. Jung parle d'un Inconscient collectif, Adler réduit la sexualité à l'énergie physique, Marcuse et Reich injectent tellement de Marx qu'on n'y retrouve plus de libido, Mélanie Klein étend la cure à l'enfant pré-verbal.
Pourtant, il y a une manière d'évaluer la qualité de certaines idées, c'est de poser la question : que font-elles comprendre de plus ? Qui oserait dire par exemple, dans le domaine de l'astrophysique, qu'Einstein n'apporte rien à la vision de Newton ? Or il suffit d'évoquer une notion comme le narcissisme pour en mesurer la fécondité. Avant Freud, les moralistes parlent de l'égoïsme de l'homme, de son amour-propre excessif, de sa volonté de s'égaler à Dieu, etc. Tout ceci est si pauvre à côté de ce qu'est l'investissement de son propre corps comme objet d'amour. Le freudisme, c'est justement l'acquisition d'outils mentaux qui, eux aussi, fonctionnent au niveau inconscient, c'est cela sa force et sa richesse.
Peu de gens lisent Freud en proportion de la célébrité de son nom. Beaucoup sont persuadés que sa prose ne peut être qu'obscure et indigeste... ce qu'elle est parfois. Mais les exemples proposés sur le rêve, les lapsus, et surtout le mot d'esprit ( witz) sont légers et franchement drôles. Conseillons cette courte lecture à ceux qui se proposent d'acheter un recueil de médiocres blagues « écrit » par le dernier pitre du petit écran.
Dans son existence, Freud vit se dresser contre lui de nombreuses forces. Le christianisme conservateur d'Autriche fut tout de suite choqué par les premières conférences qui évoquaient le refoulement des pulsions sexuelles. Dans « Ma vie et la psychanalyse », ce dernier raconte que de nombreuses personnes sortaient de ses conférences dès qu'était évoqué le complexe d'Œdipe, si banalisé aujourd'hui.
Et puis Freud était juif, est-il besoin de beaucoup insister sur le climat de ce pays où naquit près de Linz un médiocre peintre moustachu et où parade encore le stupide Haider ? Les connaisseurs se souviennent de ces pages où le jeune Sigmund relate comment son père fut contraint à la suite d'un coup d'aller chercher son chapeau dans la boue, il dit alors son humiliation en entendant : « Ramasse, juif ».
Dans les pays de l'Est, la psychanalyse fut d'emblée décrétée « science bourgeoise » et interdite. Le pacte germano-soviétique est une puissante matrice à complicité, deux partis en France sont dans le droit fil des deux épouvantables dictateurs du siècle dernier. Leur verbiage est d'ailleurs convergent, mais l'Histoire les a condamnés et ils sont obligés de jouer sur les mots. Notons que leurs prises de positions sont souvent les mêmes, là où l'un parle de « grand capital international », l'autre évoque « la richesse apatride » comme au bon vieux temps de Drumont.
Et puis vinrent ceux qui voulaient « dépasser Freud ». C'est d'ailleurs devenu une manie, il est très « tendance » de décréter que ces thèses ne font que refléter un ordre conservateur. Marcuse et surtout Reich accusent Freud d'asservir ceux qu'il prétendait libérer en gardant l'idée qu'il y a une sexualité normale, en considérant l'homosexualité comme une perversion. Si souvent étincelant, avant qu'il ne reçoive le coup de bambou libertaire, Gilles Deleuze a écrit avec Félix Guattari un terrifiant pavé* pour montrer que la psychanalyse avait confisqué et confiné la folie dans une histoire de papa-maman très réactionnaire.
Le ressentiment.
Pourtant, si on voulait montrer l'actualité et la pertinence du « Freud social », il suffirait de conseiller la lecture (ou la re-) de l'« Avenir d'une illusion », qui vaut tous les traités d'athéologie.
Haine du corps, haine de l'étranger, haine de classe, haine de toute loi, les courants que nous avons évoqués peuvent se subsumer sous le type défini par Nietzsche comme « l'homme du ressentiment ». Ce qui le caractérise, c'est qu'à partir d'une douleur personnelle, il enfante négativement les valeurs. C'est ainsi que, par exemple, dans le christianisme, la faiblesse devient bonté, la honte de son corps pudeur, l'impuissance à se venger magnanimité, etc.
Nous faisons l'hypothèse qu'il y a une volupté de gourmet à être traité d'idiot par un imbécile. Il y a un lien entre le ressentiment et la bêtise, car le premier implique l'impossibilité de penser un phénomène dans sa généralité. De là à penser qu'ayant de tels ennemis Freud avait sûrement raison, car il choquait ceux qui ne comprennent rien à rien, qui se font des illusions sur tout.
Supposons qu'au cours d'une élection, les quatre courants précités se retrouvent tous du même côté. Ne serait-on pas tenté de penser, en appliquant une sorte de preuve ab absurdo, qu'il faut forcément voter pour ceux d'en face ?
* L'Anti-Œdipe, éditions de Minuit, 1972.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature