B ERNARD KOUCHNER n'avait pas besoin de démontrer qu'il était aussi un homme de terrain, capable de plonger les mains dans la boue et le sang, quand il s'est rendu au Kosovo pour le faire renaître de ses cendres : celui qui, avec une poignée de ses confrères, a inventé au Biafra la médecine humanitaire et, plus tard, le droit d'ingérence a contemplé, bien plus souvent et bien plus longtemps que d'autres, son lot de misère humaine.
Mais au fondateur de Médecins sans Frontières, puis de Médecins du Monde, à l'ancien ministre, de la Santé et de l'Humanitaire, à celui qui a introduit l'humanisme dans la politique, en bouleversant des siècles de cynisme diplomatique, le Kosovo, « mission impossible », territoire rugueux où se sont déchaînées les passions ethniques, affaire historique qui a déclenché, pour la première fois peut-être, une intervention armée internationale conduite au nom de la seule dignité humaine, le Kosovo a apporté une nouvelle dimension : Bernard Kouchner avait compris depuis longtemps que l'énoncé des principes ne suffit jamais et que la médecine humanitaire ou, plus généralement, l'humanisme ne peuvent être efficaces que s'ils sont accompagnés, précédés ou complétés par une politique obstinément vouée au droit des gens à l'autodétermination.
Une offre d'emploi dangereuse
Y avait-il beaucoup de candidats au poste de représentant des Nations unies au Kosovo ? En tout cas, cette offre d'emploi était éminemment dangereuse pour celui qui l'acceptait, politiquement, humainement et même physiquement. M. Kouchner, fidèle à lui-même, logique jusqu'au bout des ongles, n'a pas hésité à prendre les fonctions que lui confiait Kofi Annan, qui ne cache pas son estime pour lui. En le faisant, il savait qu'il se mettait à l'épreuve. Mais il étouffait du même coup ces voix aigres qui dénonçaient son goût du débat télévisé, son dynamisme, certes désordonné mais inlassable, son rôle de perturbateur en chef. Aller au Kosovo, ce n'était plus se contenter de parler, c'était agir.
Voilà que, après dix-huit mois de labeur accablant, accompli dans un environnement hostile, il s'entend dire parfois qu'il aurait pu faire mieux. La tentation est grande de répondre à sa place par un cliché : il n'y a que ceux qui ne font rien qui sont en tous points irréprochables. Bernard Kouchner, en vérité, a fait au Kosovo tout ce qu'il a pu. Et c'est déjà beaucoup. Et il l'a fait en outre sans jamais trahir les idées qu'il exprime, sans jamais se déjuger, sans jamais dévier de la ligne qu'il s'impose.
Il s'est rendu au Kosovo non seulement pour rendre leur dignité aux Kosovars, non seulement pour rassurer sur son sort un peuple qui, quelques mois plus tôt, était menacé d'épuration ethnique, mais pour dire aux Serbes, minoritaires dans la province, qu'il défendrait leurs droits avec le même acharnement. Ni les Serbes, ni les Kosovars ne l'ont vraiment aidé dans cette tâche. Les uns, terrorisés par leur défaite et ses conséquences possibles, n'avaient aucune envie de se réconcilier avec leurs ex-victimes. Les autres, enivrés par une liberté qui semblait encore inconcevable quelques mois plus tôt, voulaient plutôt se venger de leurs anciens bourreaux.
Le maintien du statu quo
A cela s'ajoutait un contexte politique d'une complexité dont, évidemment, M. Kouchner ne pouvait maîtriser tous les facteurs : quand l'OTAN est intervenue au Kosovo, elle savait que ses habitants aspiraient à l'indépendance et même à un rattachement à l'Albanie et Bernard Kouchner avait donc pour mission de peser au contraire dans le sens de la réconciliation ethnique et de pas favoriser une dérive qui aurait amené l'idée de « Grande Albanie » à supplanter celle de « Grande Yougoslavie ».
S'il y a un premier compliment à lui faire, c'est de reconnaître que, dans ce chaudron de nationalismes enchevêtrés, portés à l'incandescence par la haine, il a maintenu le statu quo politique et laissé l'avenir ouvert aux hypothèses pacifiques et démocratiques. A la vague d'assassinats commis au Kosovo, il a riposté avec une fermeté militaire ; aux Kosovars qui, au nom des exactions dont ils avaient été victimes, refusaient de parlementer avec les Serbes, il a dit clairement, et non sans courage, qu'il n'était pas au Kosovo pour établir des différences entre les uns et les autres et que l'OTAN et l'ONU les protégeaient tous.
Et qu'attendait-on de lui ? Qu'en un an et demi, il pacifiât un peuple qui, pendant des siècles, a fait vu d'irrédentisme ? Qu'il trouverait, en si peu de temps, la solution à un problème qui n'est pas moins aigu que ceux de l'Irlande du Nord ou de la Palestine ? Là encore, il ne s'est pas dérobé aux tâches, même celles qui ne lui incombaient pas vraiment. C'est la marque des hommes d'action : ils sont souvent conduits à assumer toutes les responsabilités, y compris celles qui ne leur sont pas confiées. Alors, on peut toujours dire, comme le font aujourd'hui certains médecins humanitaires, que la minorité serbe du Kosovo est maltraitée et rique de disparaître, qu'elle n'a pas bénéficié de toutes les attentions que l'ONU a réservées aux Kosovars ; on peut toujours, dans une situation catastrophique, dénoncer des imperfections de gestion. Mais d'abord, doit-on, en toute circonstance, se placer dans l'absolu, dans l'idéal, quand une crise, encore sanglante, continue de ravager un pays ? Et de toute façon, si M. Kouchner n'avait pas été sur place, on peut jurer sans se tromper que cela aurait été pire.
Bernard Kouchner a fait, fait encore, une carrière éblouissante. Médecin de formation, il a donné de la médecine sa meilleure expression, qui est la compassion pour les damnés de cette terre. Et s'il a de l'ambition, c'est parce qu'il sait qu'il y a un prolongement politique indéniable à l'action du médecin humanitaire. En d'autres termes, sa carrière, il l'a construite sur des actes, pas sur des fonctions. Et le voilà aujourd'hui personnage international, loin des salons parisiens où il causait, mais où on continue de causer sans lui, à l'écart de ses censeurs de droite qui ont la nostalgie de la Realpolitik et de ses censeurs de gauche qui lui reprocheront inévitablement, et quoi qu'il fasse, de briller par ce qu'il fait. Il tire un profit personnel de ses passages au gouvernement ou à l'ONU ? Certes ? Mais c'est parce qu'il agit et qu'il prend tous les risques quand d'autres, et même la plupart, occupent des positions élevées sans démontrer qu'ils apportent quoi que ce soit à la collectivité.
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