LE QUOTIDIEN : Quel regard portez-vous sur l’évolution de la campagne vaccinale, dont le rythme tend à ralentir ?
JOCELYN RAUDE : C’est tout sauf une surprise. À l’optimisme du départ lié à un démarrage rapide, a succédé une évolution de schéma classique. Se font vacciner d’abord les plus motivés, les partisans qui souhaitent bénéficier rapidement de ce moyen de prévention. Ils sont suivis par des hésitants, plutôt favorables à la vaccination. Reste enfin les réticents et les opposants.
Dans certaines tranches d’âge, ces deux catégories sont le dernier réservoir de non-vaccinés. Chez les plus de 65 ans, la vaccination plafonne à 80 %. Le phénomène sera probablement amplifié dans les autres groupes d’âge, chez les 40-60 ans et, encore plus chez les 20-40 ans. Et ce, pour des raisons tout à fait rationnelles et logiques.
À quoi attribuez-vous cette plus grande réticence chez les plus jeunes ?
La vaccination est évaluée en termes de coût et bénéfice individuels, et non collectifs. Même si les acteurs de santé publique mettent en avant le bénéfice pour la société et évoquent la perspective d’un reflux épidémique, il n’y a pas, chez les plus jeunes sans comorbidités, de motivation à se faire vacciner. Ce qui oblige le gouvernement à basculer dans une logique plus incitative, l’objectif est d’encourager la démarche. Ça commence à se mettre en place, notamment pour les soignants. Ce sera peut-être élargi.
Un peu partout dans le monde, ces logiques d’incitation sont à l’œuvre. Au-delà de l’intérêt médical, on attribue à la non-vaccination un coût social et/ou économique pour intégrer dans la balance bénéfice/risque des enjeux autres que sanitaires. Les contraintes sur les voyages en font partie. Ces logiques ne sont pas nouvelles dans les politiques de vaccination, elles existent en Amérique du Nord depuis très longtemps. On les redécouvre en France où, après les recommandations des années 1970, on revient à l’obligation pour la vaccination infantile.
Qu’en est-il de la situation dans les DOM, où le taux de vaccination est plus faible qu’en métropole ?
Il y a en jeu, là encore, une évaluation de la balance coût/bénéfice individuelle, dans des territoires, notamment les Antilles, qui ont été moins touchés que la métropole.
Un autre phénomène, apparu aux États-Unis avec la vaccination contre le HPV, se développe également. Progressivement, comme sur d’autres sujets sociaux tels que les armes à feu et le réchauffement climatique, se mettent en place une politisation et une polarisation. Ce sont des sujets à partir desquels les gens se créent une identité sociale et culturelle. Si vous êtes progressiste, vous croyez au réchauffement climatique et êtes favorable au contrôle des armes, c’est l’inverse si vous êtes conservateur. Les chercheurs américains ont ainsi montré que la vaccination est peu à peu devenue un symbole identitaire du même ordre. Être opposé à la vaccination contre le HPV aux États-Unis signifie être contre les « mœurs légères », contre une forme de libéralisme des mœurs sociales, etc. Ce mouvement de politisation de la vaccination était déjà amorcé en France, mais s’est accéléré pendant la pandémie. Se faire vacciner, ou pas, revêt désormais une dimension symbolique qui n’existait pas jusque dans les années 2000. Avant ce tournant, la vaccination était l’objet d’un consensus social et culturel absolu dans un pays où c’est une source de fierté considérée comme un outil de progrès. Cette perception a décliné ces 30 dernières années.
Les préférences idéologiques et politiques ont aujourd’hui une influence extrêmement forte : être opposé à ce qui est perçu comme les valeurs politiques dominantes (le centre actuellement), ou être d’extrême droite ou d’extrême gauche, tend à rejeter la vaccination au-delà des risques et des bénéfices. La question reste médicale mais devient également symbolique et un marqueur d’identité sociale, avec par exemple un refus de subir l’emprise du gouvernement sur la santé, sur le corps.
Les discussions sur les effets secondaires du vaccin d’AstraZeneca ont-elles alimenté ces phénomènes ?
On s’attendait à ce que ce soit une nouvelle tragique. Mais ça n’a pas été le cas. Le fait qu’il y ait une offre alternative avec les vaccins à ARNm a permis aux citoyens de basculer sur une technique perçue comme plus sûre. L’image du vaccin d’AstraZeneca reste certes dégradée, mais sans que les autres en soient affectés : si vous laissez le choix entre AstraZeneca et Pfizer ou Moderna, presque plus personne ne voudra d’AstraZeneca.
Vos travaux avec Santé publique France montrent une corrélation entre la
motivation à se protéger et la dynamique épidémique. Peut-on s’attendre à une accélération de la vaccination en cas de reprise épidémique ?
En effet, quand l’épidémie est en croissance, les réflexes de prévention sont réactivés : les gens se voient moins, sortent moins, font attention à l’hygiène des mains, etc. Il n’y a pas de raison que la vaccination échappe complètement à un phénomène motivationnel classique : on s’inquiète des choses quand elles sont en expansion et moins quand elles sont en recul.
Dans le contexte actuel, la présence du variant Delta est récente dans les discours. Jusqu’à présent, on était plutôt dans une logique positive de réouverture et une campagne vaccinale qui se passait bien. Mais la situation évolue. Le réservoir de gens motivés pour la vaccination s’épuise, bloquant la dynamique vaccinale au moment où le variant Delta s’installe. Il y a là un enjeu de santé publique fort et complexe. Et la voie de l’obligation vaccinale est en train de se mettre en place pour les professionnels de santé.
L’obligation peut-elle être une stratégie efficace ?
L’obligation vaccinale devrait toujours être la dernière option. Elle signifie que vous n’avez pas su convaincre et que vous êtes en porte-à-faux vis-à-vis d’une partie de la population. C’est une stratégie à quitte ou double. Chez les enfants, on s’attendait à ce que l’extension de l’obligation vaccinale en 2016 crée de la crispation, mais, paradoxalement le débat s’est plutôt apaisé et l’hésitation vaccinale a eu tendance à refluer.
Aujourd’hui, les experts sont partagés. Certains de mes collègues craignent un renforcement de tensions sociales préexistantes, qui aboutirait à de la conflictualité. D’autres estiment que c’est un recours possible. Les effets potentiels d’une obligation sont difficiles à anticiper.
Vous êtes critique sur le concept de l’hésitation vaccinale. Pourquoi ?
C’est un concept mal défini. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), c’est le refus de se faire vacciner. Or, si on refuse, on n’est plus dans l’hésitation. Mais comme avec la « fracture sociale », une fois un concept lancé, tout le monde l’utilise et il devient presque impossible de revenir en arrière.
Le concept est mieux expliqué dans la littérature scientifique : elle concerne les gens qui sont entre les opposants et les partisans de la vaccination. En France, c’est 60 % de la population recouvrant une grande variété de profils et de positions, plus ou moins radicales. Cette catégorie est un fourre-tout pas très opérant. Pour éviter ce terme, on peut parler de défiance ou de résistance vaccinale.
Comment expliquez-vous la défiance d’une partie des professionnels de santé, pourtant considérés comme des maillons essentiels d’une campagne vaccinale ?
En France, contrairement à la plupart des grands pays démocratiques comparables, une partie des soignants est hésitante face à la vaccination. Seuls les médecins sont bien vaccinés. C’est dramatique. On a un réservoir de gens qui ne sont pas exemplaires et qui probablement influencent une partie de la population.
Il existe plusieurs hypothèses. Une première est d’ordre démographique, avec une population plus jeune, plus féminine, soit des catégories moins concernées par les risques de forme grave du Covid et donc moins motivées. Le même phénomène est observé avec la vaccination contre la grippe.
Deux autres facteurs sont propres à la France. Le pays est d’abord marqué par l’importance accordée aux pratiques alternatives chez les paramédicaux. Ces catégories professionnelles sont très influencées par l’homéopathie, par exemple, ce qu’on ne retrouve pas dans d’autres pays.
Ensuite, il y a une conflictualité beaucoup plus forte entre les statuts en France. On le voit à l’hôpital où les identités professionnelles sont plus conflictuelles que consensuelles. L’effet d’entraînement fonctionne moins bien qu’ailleurs. Un autre aspect relève de la reconnaissance sociale et économique. Les paramédicaux français sont parmi les moins bien payés de l’OCDE. Ce sont des métiers en perte de reconnaissance à la fois symbolique et matérielle, ce qui favorise des attitudes d’opposition, y compris sur des sujets qui ne devraient pas être politisés comme la vaccination.
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