Lancée officiellement début février avec un budget initial de 1,7 milliard d’euros, la nouvelle stratégie de lutte contre le cancer se déploiera sur 10 ans autour de 4 grands objectifs : renforcer les dépistages, diminuer le poids des séquelles post-traitement, améliorer le pronostic des cancers les plus péjoratifs mais aussi réduire le nombre de cancers évitables. Un défi qui met au premier plan la dénormalisation du tabac et la lutte contre l’usage excessif de l’alcool, comme le souligne le Pr Norbert Ifrah, président de l’Inca.
Après plusieurs plans cancers à 5 ans, on est passé à une stratégie décennale. Pourquoi la lutte contre le cancer doit-elle s’inscrire dans un temps long ?
Pr Norbert Ifrah : Un horizon à 10 ans permet d’envisager des mesures de plus grande envergure et de les évaluer. Cela vient au bon moment : depuis la création de l’Inca, il y a eu trois plans cancers successifs qui ont déjà permis – grâce à des actions dont la mise en place pouvait se faire dans un temps plus court – une amélioration notable en termes de prévention, de dépistage et de soin du cancer en France. Avec, à la clé, des progrès très significatifs, puisqu’à classe d’âge équivalente, on a observé une diminution de l’incidence des cancers et une augmentation de la survie d’à peu près 1 à 1,5 % par an.
Maintenant il faut s’occuper du noyau dur du problème et pour cela, nous avons opté pour une stratégie décennale. L’objectif est de pouvoir s’attaquer résolument à ce qui demeure les grands défis du cancer pour la société.
La prévention des cancers évitables constitue justement l’un de ces défis. Comment espérez-vous faire bouger les lignes alors que cela fait des années que l’on en parle sans vrais résultats jusque-là ?
Pr N. I. : C’est vrai, cela fait maintenant 20 ans que nous disons que 40 % des cancers sont évitables et rien n’a vraiment bougé alors que ces cancers sont non seulement très fréquents mais aussi volontiers plus graves. Il y a des habitudes qui ont été prises sur un certain nombre de facteurs de risque et des croyances contre lesquelles il faut se battre.
En priorité, il faut absolument dénormaliser le tabac. Les Australiens, les Anglais ou encore les Américains y sont arrivés… En France, nous n’y sommes pas encore mais nous sommes sur la bonne voie. Grâce au plan national de lutte contre le tabac, il y a eu une diminution très significative du tabagisme avec 1,6 million de fumeurs quotidiens en moins en 2 ans. Mais nous sommes encore en queue de peloton par rapport aux autres pays, donc il faut continuer.
Quels sont les leviers pour aller plus loin en matière de tabagisme ? Comment arriver à une « génération sans tabac » ?
Pr N. I. : Tous les leviers sont complémentaires. Le prix est un outil qui a fait ses preuves et rien n’interdit de continuer à l’utiliser, mais ce n’est pas le seul. Il y a un important travail éducationnel et pédagogique à faire dès l’école. Des expérimentations probantes ont déjà été menées dans ce sens et devraient être étendues sur les territoires, notamment dans les lycées professionnels. Il y a aussi le respect des interdits. Que ce soit dans les cafés, sur les quais de gare, etc., mais aussi au sein même de certains établissements qui traitent des cancers, il y a encore trop de tolérance.
En parallèle, il y a un travail sur l’accompagnement de l’arrêt du tabac avec les substituts nicotiniques, mais aussi le vapotage, que nous considérons comme un très bon outil de sevrage, même s’il faut continuer à le surveiller.
Vous ciblez aussi la consommation d’alcool…
Pr N. I. : La consommation d’alcool a diminué de façon très significative en France depuis 60 ans mais on est encore à la traîne au niveau international, avec un profil de consommation particulier : 58 % de l’alcool consommé en France l’est par 10 % de nos concitoyens. Pour nous, le problème prioritaire est donc de lutter contre l’excès d’alcool. Notre but n’est pas de diaboliser l’alcool mais d’informer les Français. Nous voulons leur donner des repères. Les gens ne savent pas, par exemple, que l’alcool est responsable de 15 % des cancers du sein…
En donnant la priorité à la lutte contre l’alcool et le tabac, n’y a-t-il pas un décalage par rapport aux préoccupations croissantes des Français vis-à-vis des risques environnementaux ?
Pr N. I. : On ne peut pas dire qu’on ne se préoccupe pas de cette question. Nous avons proposé et fait accepter un plan extrêmement ambitieux pour réduire l’exposition. Mais il ne faut pas confondre l’arbre et la forêt. Aujourd’hui, les données du Circ indiquent que les cancers liés à la pollution ou à l’environnement représentent 1,5 % des cancers. Nous pensons que c’est sous-évalué et nous nous donnons les moyens de le démontrer. Mais même si on trouvait que le risque environnemental est le triple de ce qui est accepté aujourd’hui, cela représenterait 4,5 %. Dans la lutte contre les cancers évitables, la priorité reste donc, de loin, le tabac, l’alcool, l’activité physique, la nutrition et l’obésité.
Nous avons aussi de nouvelles inquiétudes notamment sur les effets à très long terme des alcoolisations aiguës régulières des jeunes. On ne sait pas encore quel sera l’impact en termes de cancer, mais rien ne laisse penser que cela soit sans danger.
Le gouvernement ambitionne de réaliser un million de dépistages en plus d’ici 2025. Est-ce vraiment réaliste quand on voit par exemple que le dépistage du cancer du côlon arrive à peine à toucher 30 % de la population éligible ?
Pr N. I. : Le cancer du côlon, c’est pour moi l’incompréhensible à la française, avec des attitudes aussi rationnelles qu’irrationnelles. Ceci dit, on ne peut pas se contenter d’une participation de 30 %, quand l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne atteignent 60 à 70 % et quand on sait qu’un cancer du côlon découvert grâce au dépistage a 90 % de chances d’être guéri. Pour améliorer les choses, il est prévu d’élargir les circuits de distribution du test. Pour nous, l’acteur majeur reste le généraliste. Cependant, il y a des situations où cela n’est pas possible, soit que les généralistes soient absents ou débordés, soit que les malades s’excluent eux-mêmes du système. Dans ces cas-là, des expérimentations locales ont montré que le fait de donner un accès au test via les pharmacies, les gastro-entérologues, ou directement auprès de l’Assurance maladie ou des centres régionaux de dépistage, augmente de 20 à 25 % le nombre de personnes dépistées. Il est donc prévu d’élargir ces expérimentations puis de les généraliser.
Par ailleurs, je pense que les chiffres vont s’améliorer compte tenu de la bien meilleure spécificité du test immunochimique par rapport au test au gaïac. À termes ce changement va permettre d’augmenter la rentabilité des coloscopies en multipliant par trois la probabilité de trouver un polype ou un cancer du côlon, ce qui sera plus incitatif.
Nous avons aussi rénové le dépistage du cancer du col de l’utérus avec l’introduction du tests HPV et nous continuons à travailler sur tous les programmes existants tout en ouvrant le champ de nouveaux dépistages.
Emmanuel Macron a justement donné son feu vert sur le principe d’un dépistage organisé du cancer du poumon. À quelle échéance cela pourrait-il se faire ?
Pr N. I. : Nous sommes résolument engagés dans cette voie et nous nous préparons à lancer des expérimentations de façon significative. Mais dans l’état actuel des connaissances, il n’est pas question de lancer un dépistage organisé du cancer du poumon. Ce serait irresponsable.
L’étude Nelson – qui est la plus contributive sur le sujet – a certes montré que le scanner basse résolution permet de diminuer le risque de décès par cancer du poumon de façon significative, mais cela ne modifie pas le risque de décès global. On peut se servir de cette publication comme base pour faire des modèles plus performants mais pas l’appliquer in extenso. Il faut encore que l’on affine la population à cibler, la fréquence des examens, etc.
Par ailleurs, nous disposons d’un parc de scanners qui est important mais qui est fini et il faudra former les radiologues. Enfin, tant que la HAS ne s’est pas prononcée dans ce sens, nous ne disposons d’aucun système de remboursement pour le scanner basse résolution.
Quand ce problème sera réglé, ce qui devrait être fait sous peu, nous pourrons lancer les expérimentations à l’échelle de quelques territoires. Mais il faudra encore attendre quelques années avant que l’on puisse passer à un dépistage organisé à l’échelle nationale.
En attendant, y a-t-il une place pour le dépistage individuel ?
Pr N. I. : Non, pour le moment, cela n’a pas de sens, mais un médecin a toujours le droit de prescrire un examen si cela lui semble justifié pour son patient, tout en sachant que pour le moment, le scanner basse dose n’est pas remboursé et que le scanner pleine dose classique constitue une vraie irradiation.
Par ailleurs, nous n’avons pas abandonné le dépistage du cancer de la prostate. Mais pour nous, c’est un sujet de recherche. L’objectif est de trouver une méthode de dépistage de masse permettant d’identifier les cancers agressifs et évolutifs. Actuellement, en population, les PSA ont une valeur prédictive moins performante qu’une pièce de monnaie !
Comment voyez-vous la place des généralistes dans ce nouveau paysage de la lutte contre les cancers ?
Pr N. I. : Pour nous, les généralistes sont un maillon essentiel de chaque étape de la lutte contre les cancers. Ils ont d’ailleurs été associés à l’élaboration de la stratégie décennale via le Collège de la médecine générale (CMG).
Concernant la prévention et le dépistage, ils ont un rôle majeur dans l’information mais aussi dans l’accompagnement des patients pour diminuer leur exposition aux principaux facteurs de risque évitables et expliquer les dépistages. D’ailleurs, dans la stratégie décennale, nous avons prévu de mettre à leur disposition des outils pour les accompagner auprès de leurs patients et de développer des actions de formations modernisées.
Concernant la question des séquelles – qui est un autre grand axe de la stratégie –, les médecins traitants ont surtout un rôle dans leur repérage. Malheureusement, les séquelles – qui n’étaient pas encore un sujet d’intérêt il y a 10 ans – sont très mal connues. C’est pourquoi nous avons prévu de mettre en place des éléments de formation déclinés par maladie ou par traitement, accessibles gratuitement sur le site de l’INCa.
Nous voulons aussi instaurer une consultation de fin de traitement qui permettrait de définir le plan de soins post-traitement. Le médecin qui a suivi le malade établirait une feuille de route avec toute une série de recommandations pour les équipes soignantes et les généralistes.
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